Tournage dans un jardin anglais, de Michael Winterbottom * * *

"Une histoire sans queue ni tête" : c'est la signification du titre original du film. C'est ce que Laurence Sterne voulait que l'on pense de son roman "La Vie et les opinions de Tristram Shandy", et c'est ce que Michael Winterbottom prétend, lui aussi, du film qu'il a tiré de ce monument de la littérature anglaise (donc mondiale).

La référence à Greenaway est donc imposée par le distributeur français, et se justifie essentiellement par l'usage que fait
Michael Winterbottom de la musique de Michael Nyman. Mais l'esprit est tout différent. Le roman de Sterne raconte l'histoire de Tristram Shandy, un nobliau anglais du XVIIIe siècle, qui est le narrateur du roman. Seulement, comme narrateur, Shandy souffre de l'esprit de l'escalier, et se perd d'incises en digressions, au point que le film de Winterbottom se termine... par sa naissance. Sterne en tire évidemment une hilarante remise en cause de l'illusion romanesque.

Winterbottom est manifestement un sincère amoureux du roman, et comme tel, il a compris qu'il était hors de question de se contenter de l'adapter littéralement : celui-ci lui confère en effet la mission de remettre en cause l'illusion cinématographique. La limite de son travail apparaît donc déjà sur le papier : alors que le roman de Sterne était un coup de tonnerre inouï, sans aucun équivalent, le film deWinterbottom se place non seulement dans sa filiation, mais également dans celle d'un bon nombre de films qui ont joué de la réflexivité et de la mise en abyme, et dont le parangon (mais déjà pas le pionnier) est "La Nuit américaine" de Truffaut.

En effet, Winterbottom opère un léger changement de cap au milieu du film, qui n'était annoncé que par la toute première séquence. La première partie se présente effectivement comme une adaptation de "Tristram Shandy", où Winterbottom cherche — et trouve — des équivalents cinématographiques aux tours de force stylistiques de Sterne, non sans les commenter d'ailleurs (discussion pour savoir si un écran noir équivaut vraiment à une page noire).

Puis on entend le réalisateur crier "Coupez", et dans sa seconde partie, le film mêle cette adaptation du roman de Sterne à la chronique du tournage plus ou moins fauché de cette adaptation. L'astuce est que cette chronique est elle-même fictive : le cinéaste est joué par un acteur, Jeremy Northam (heureusement sorti de ses rôles de notables suaves), et l'interprète de Tristram, Steve Coogan, joue alors son propre rôle de vedette vaniteuse, qui délaisse sa compagne (Kelly MacDonald) et leur enfant, et se livre à un duel d'egos avec son partenaire Rob Brydon, qui ne contribue pas peu à désorganiser le tournage.

Le lien entre les deux parties est discrètement assuré par les thèmes du désordre (histoire désordonnée, tournage désordonné) et de la paternité (au sens strict, ou au sens spirituel de la paternité artistique). Toutefois, bien que ce soit sans doute son idéal (fellinien, car Nino Rota est une autre citation musicale du film), Michael Winterbottom ne parvient pas à mêler indissolublement la vie et l'art, les deux niveaux de sa narration.

Il n'en reste pas moins qu'il tient son cap avec vivacité : pas une occasion de blague n'est perdue, pas une blague n'est gratuite par rapport au sujet, et l'ensemble est emporté par la légèreté de la mise en scène, qui se tient sur le fil délicat (et indispensable) entre la virtuosité et le mal-foutu. Ainsi la photographie capte subtilement la lumière, esquissant des compositions picturales traditionnellement appelées par le genre du film d'époque (que serait une adaptation littérale de "Tristram Shandy"), mais ne faisant que l'esquisser, de manière à rappeler parfois les bonheurs inattendus des caméras d'amateurs.

Sans être un chef-d'oeuvre, "Tournage dans un jardin anglais" est donc un film drôle et intelligent, qui confirme, après le bien plus sombre "Jude" (dix ans déjà...) que la littérature est pour Winterbottom une excellente occasion de cinéma.

Je dois terminer, vu le sujet du film, en mettant à son diapason, et en dissipant maintenant à mon tour l'illusion critique, et en révélant les méthodes de Judith (1). Vous devez savoir que, lorsqu'on tape un article sur l'éditeur du site, on doit tout d'abord remplir un premier champ, intitulé "texte d'introduction (obligatoire)", et qui correspond aux quelques lignes que vous avez lues sur la page d'accueil, et qui vous ont poussé à cliquer sur le lien amenant à cette page où vous lisez la suite. Ces quelques lignes doivent déjà se montrer analytiques, et si possible comporter une formule-choc donnant envie de lire la suite. Cela exclut donc la possibilité de commencer son article par un résumé du film : en effet, la lecture des premières lignes laisserait croire à un plat compte-rendu, ce qu'il convient d'éviter absolument. A ce niveau, quelqu'un qui, comme moi, a été habitué par ses maîtres à assurer soi-même une présentation impeccable, est tout décontenancé en cherchant les italiques, et en tâchant d'introduire de façon cabalistique (car le résultat n'est, dirait-on, pas visible), le graphisme de la cotation étoilée du film, laquelle, soit dit en passant, relève du doigt mouillé (2).

Il faut ensuite remplir un deuxième champ, intitulé "texte principal (facultatif)". Admirez, ô lecteurs, la perversité de l'organisation : on peut très bien taper une introduction, mais pas d'article derrière. Cette suite, par exemple, n'existerait pas, ce qui épargnerait à notre webmastrice relecture, corrections, et mise en page. Et vous seriez bien attrapés. Cependant, mettons que la suite existe. Après un rappel de l'intrigue du film, qui cependant ne doit, pour des raisons éthiques, pas en dévoiler la fin (par exemple je n'aurais pas dû signaler que le héros naissait enfin à la fin du film), le critique, surtout s'il n'est encore guère connu de ses lecteurs, doit conquérir une autorité en étalant sa culture. Il est donc indispensable d'affirmer (ou de sous-entendre) qu'il a vu un bon nombre de classiques : citer Fellini et Truffaut est du meilleur goût (toutefois des allusions à des films plus anciens sont encore plus impressionnantes). Il doit donner autant que possible le nom des acteurs, surtout s'ils ne sont ni français ni américains (c'est pourquoi je n'ai pas mentionné Gillian Anderson, même si finalement elle est canadienne), histoire de prouver qu'il les connaît tous. Le fin du fin est de laisser entendre qu'il a des chouchous dont il suit minutieusement la carrière : dans mon cas, je dois parler de Ian Hart, qui interprète ici le scénariste.

Il doit également chercher à impressionner par sa compétence technique, citer les noms des collaborateurs artistiques (dans les cas de Nino Rota et Michael Nyman, ce n'était pas trop difficile), et commenter leur travail avec un semblant de compétence. Il est judicieux d'évoquer la photographie, car tout ce qui relève de la manipulation de la pellicule possède une aura de mystère et de compétence qui peut aboutir, si le critique est doué, à ce que ses lecteurs lui attribuent la réussite du film, ou bien, dans le cas où celui-ci est raté, se persuadent qu'il aurait fait mieux.

Un peu d'interprétation thématique ou structurale ne fait pas de mal, car il faut contenter toutes les écoles. Enfin, il faut peser soigneusement ses mots, si l'on est professionnel : un attaché de presse compétent sait extraire une citation de son contexte, ou laisser hors guillemets une formulation négative, pour faire au critique le contraire de ce qu'il pense, et faire passer des reproches ou des réserves pour des compliments. Ainsi, "une hilarante remise en cause", "un coup de tonnerre inouï", "tours de force stylistiques", "mêler indissolublement la vie et l'art", "un chef-d'oeuvre". Oui, tout cela, je l'ai écrit, à propos de ce film, mais les trois premières formules s'appliquent à Sterne, les deux suivantes sont dans un contexte négatif. Que ne me ferait-on pas dire, alors que je pense que le film de Michael Winterbottom est réjouissant et cultivé, un exercice de style enlevé, une bonne surprise de juillet ?

(1) Ah oui, Judith, au cas où Georges ne t'aurait pas fait lire sa collection complète... Il faut que tu saches... La tradition du proto-Petit Spectateur, à l'époque héroïque du papier, était de chambrer sans relâche le/la taulier/ère, notamment dans de sournoises petites notes en bas de page (NDR).

(2) Et d'ailleurs j'ai piteusement fini par envoyer ce texte par courriel (NDR honteux).

Etienne Mahieux


  • BANDE ANNONCE


  • LIENS INTERNET
Site officiel (en anglais)

  • FICHE TECHNIQUE
Titre original : Tristram Shandy : A cock and bull story
Date de sortie : 05 Juillet 2006
Pays : Etats-Unis
Durée : 1h30
Réalisateur : Michael Winterbottom
Scénariste : Martin Hardy
Producteur délégué : Andrew Easton
Directeur de la photographie : Marcel Zyskind
Montage : Peter Christelis
Chef décorateur : Paul Kelly
Son : Stuart Wilson
Costumes : Charlotte Walter
Coiffures et maquillage : Marese Langan
Musique : Michael Nyman, Nino Rota, George Frideric Handel, Robert Shumann, Johann Christian Bach et Erik Nordgren
Coproducteurs : Anita Overland et Wendy Brazington
Producteurs : Kate Ogborn, Julia Blackman, Jeff Abberley, David M Thompson, Tracey Scoffielf et Henry Normal
Distributeur : I.D. Distribution

  • DISTRIBUTION
Tristal Shandy, Walter Shandy et lui-même : Steve Coogan
Oncle Toby Shandy et lui-même : Rob Brydon
Elizabeth Shandy et elle-même : Keeley Hawes
Susannah et elle-même : Shirley Henderson
le docteur Slop et lui-même : Dylan Moran
Le Pasteur : David Walliams
Mark (le réalisateur) : Jeremy Northam
Ed : Benedict Wong
Jennie : Naomie Harris
Jenny (l’épouse de Steve Coogan) : Kelly Macdonald
Debbie : Elizabeth Berrington
Gary (le journaliste) : Kieran O’brien
Adrian : Roger Allam
Simon (le producteur) : James Fleet
Joe (le scénariste) : Ian Hart

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