La Folle ingénue, de Ernst Lubitsch (1946) * * * *

La Folle ingénue est le dernier film achevé par Ernst Lubitsch, qui mourut lors du tournage de La Dame au manteau d’hermine, terminé par Otto Preminger. Comme dans son film précédent, Le Ciel peut attendre, il délaisse la mécanique du rire pour allier toutes les nuances du comique au service de l’éloge d’un art de vivre épicurien.

L’action se situe en 1938, dans une Angleterre inconsciente de la menace que le nazisme fait peser sur la civilisation. Adam Belinski, un intellectuel tchèque en exil, vit aux crochets de ses amis. Il fait par hasard la connaissance d’une jeune fille, Cluny Brown, qui s’adonne à la plomberie en amateur, et d’un jeune homme, Andrew Carmel, interprété par un Peter Lawford à la gaucherie irrésistible. Celui-ci, qui montre une conscience politique réelle quoique brouillonne, offre à Belinski l’hospitalité de ses parents, qui possèdent un manoir de campagne où il n’aura plus rien à craindre de la cinquième colonne. Belinski, qui s’y rend, y retrouve Cluny, qui y est placée comme bonne à tout faire.

Le titre français, qui tâche d’assimiler l’héroïne à un type de personnages, est un contresens : Adam et Cluny, individualistes au comportement toujours décalé par rapport à leur statut social (l’intellectuel prestigieux et la petite bonne), sont dépeints par Lubitsch avec beaucoup de fantaisie, et génialement distribués : le français Charles Boyer, qui a un accent étranger mais pas particulièrement tchèque, et Jennifer Jones (qui, elle, a l’accent américain), spécialiste des rôles de grandes amoureuses romantiques (Duel au soleil, Madame Bovary), accentuent le décalage de leurs personnages, au milieu de vétérans de la comédie britannique (Reginald Owen ou l’inouï C. Aubrey Smith).

Tant Belinski que Cluny sont capables, dans leur recherche du bonheur, des initiatives les plus imprévues et les plus réjouissantes. Ils partagent tous les deux un statut d’exilé, au sens strict pour lui, métaphorique pour elle ; mais le dialogue utilise la même expression : « to be out of one’s place ». Fidèle aux conseils de son oncle Arn, Cluny cherche sa place, mais commet tout d’abord l’erreur de la croire fixée d’avance, et Belinski joue les pédagogues pour l’empêcher de se marier au sinistre pharmacien, Mr. Wilson, représentant du conformisme le plus absolu : son existence tient entre deux petits drapeaux placés sur une carte d’état-major, et sa vie respecte un nombre manifestement impressionnant de coutumes non écrites, à l’application desquelles veille sa redoutable mère, qui ne s’exprime qu’en toussant.

Lubitsch offre sa narration à ses protagonistes : lui aussi met un point d’honneur à se montrer imprévisible. Fidèle à sa fameuse touch, il évite les scènes à faire (arrivée de Belinski au manoir, disputes, et une bagarre fort attendue du spectateur et splendidement retardée par les réticences de Belinski) et ne développe que celles qui lui permettent de donner à l’intrigue une inflexion incongrue : ainsi, les duels d’esprit entre Belinski et l’honorable Betty Cream, fiancée d’Andrew Carmel.

Si certains personnages servent de repoussoir, comme le pharmarcien et sa mère, tous ou presque sont heureux. Chacun s’est réfugié dans une bulle qui tient plus ou moins compte du monde extérieur, et y cultive un véritable art de vivre. Le pharmacien prend un plaisir évident à sa vie mécanique ; Lord et Lady Carmel auraient inventé les codes de la gentry s’ils n’existaient pas, et expliquent à Belinski le plaisir qu’ils éprouvent à s’habiller pour dîner ; les deux intendants, plus conservateurs encore que leurs maîtres, flirtent sur le thème de leur estime professionnelle réciproque (le film est une source évidente des Vestiges du jour !) et même le bougon oncle Arn fume la pipe avec application.

On comprend que, pour décrire le bonheur, Lubitsch ait quelque peu renoncé, comme dans Le Ciel peut attendre, cet autre testament, au rythme affolant de certaines de ses comédies. Il déploie ici tout l’éventail d’un rire qui va du burlesque groucho-marxien (notamment dès que des tuyaux passent à portée de la main de Cluny) à la quasi-mélancolie du mal de vivre de l’héroïne, en passant par les très finement lubitschiennes mésaventures de la sonnette du pharmacien. Son style basé sur la suggestion sollicite en douceur la collaboration du spectateur, comme à l’occasion d’une fin éblouissante, qui résume les aventures et le caractère des deux héros en une trentaine de secondes, non sans laisser entendre qu’il leur faudra, à nouveau, s’adapter à l’endroit qu’ils ont finalement choisi pour y creuser leur trou, voire se méfier de la tendance au mécanisme et à la répétition qui domine tous les autres personnages.C’est probablement cet art subtil qui permet aux personnages du film de continuer de vivre longtemps dans notre esprit, au delà de l’impression immédiate de déguster une excellente pâtisserie.

Etienne Mahieux


  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis
Titre original : Cluny Brown
Durée : 1h40
Date de sortie : 4 juin 1947
Scénario : Samuel Hoffenstein, Elizabeth Reinhardt
D’après le roman de : Margery Sharp
Assistant réalisateur : Tom Dudley
Production : Ernst Lubitsch
Décors : J. Russell Spencer, Lyle R. Wheeler
Photographie : Joseph LaShelle
Son : Roger Heman, Arthur von Kirbach
Montage : Dorothy Spencer
Musique : Cyril J. Mockridge

  • DISTRIBUTION
Adam Belinski : Charles Boyer
Cluny Brown : Jennifer Jones
Andrew Carmel : Peter Lawford
Hon. Betty Cream : Helen Walker
Mr. Wilson : Richard Haydn
Sir Henry Carmel : Reginald Owen
Lady Alice Carmel : Margaret Bannerman
Hilary Ames : Reginald Gardiner
Syrett : Ernest Cossard
Mrs. Maile : Sara Allgood
Colonel Duff-Graham : C. Aubrey Smith
Mrs. Wilson : Una O’Connor

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