Le Nouveau monde, de Terrence Malick * * * * *
Dans tous les films de Terrence Malick, cinéaste fort rare qui ne nous a offert que quatre longs-métrages en plus de trente ans, le spectacle de la nature tient une place considérable. Avec Le Nouveau monde, ce grand cinéaste lyrique creuse encore davantage ce thème et propose une étonnante méditation sur la place de l’homme dans l’univers.
En 1607, une poignée de galions anglais aborde la côte de la Virginie. Ils constituent une première expédition en vue d’établir une colonie sur la côte est du Nouveau monde. Evidemment l’endroit n’est pas vierge : il s’agit du territoire d’une tribu indienne. Des contacts s’établissent très vite entre indigènes et européens, puis se tendent, jusqu’au jour où les Indiens font prisonnier John Smith (Colin Farrell, idoine), un subordonné turbulent du chef de l’expédition, que la fille cadette du cacique (la jeune Q’Orianka Kilcher, une apparition) prend alors sous sa protection. Cela vous dit certainement quelque chose : c’est l’histoire réelle de la princesse Pocahontas, déformée par la légende afin de nourrir la bonne conscience des descendants des colons, jusqu’à avoir fait le sujet d’un gentillet dessin animé des studios Disney. Est-ce une protestation contre cette défiguration d’un fait historique transformé en mythe populaire ? Le nom de la princesse n’est jamais prononcé dans le film de Terrence Malick ; elle-même, chassée de la tribu par son père, prétend l’avoir perdu.
Malick, qui a nourri le projet pendant une trentaine d’années, l’a finalement mené à bien en 2006. Assez miraculeusement protégé par l’industrie hollywoodienne, au sein de laquelle il compte de nombreux admirateurs, il l’a tourné dans un souci permanent d’exactitude historique, laquelle n’est ici que la condition de la recherche d’une vérité spirituelle.
La version définitive du film, après que Terrence Malick a remanié un premier montage de deux heures et demie, tourne pourtant le dos de façon presque provocatrice au modèle du cinéma hollywoodien classique. Le film sidère par deux partis pris stylistiques qui lui donnent sa très grande originalité. Tout d’abord, le film a été presque exclusivement tourné en utilisant la Steadycam, dans des conditions presque documentaires, une fois l’environnement de l’action dûment reconstitué. La quasi absence de plans fixes, mais aussi de mouvements d’appareil réalisés à la grue, et des images de synthèse qui ont, depuis quinze ans, pris abondamment le relais des reconstitutions historiques, produisent un effet d’immersion dans l’action assez sidérant. Le mouvement d’appareil séminal du film est un lent travelling avant, le déplacement même d’un explorateur attentif. Le film parcourt un monde et nous le fait découvrir et admirer. Car la nature est admirable, et surtout elle sonne vrai. Ici les paysans s’étalent dans la terre humide où ils ont perdu leur chaussure. Le détail est caractéristique d’une joie à s’inscrire dans la nature qui dépasse tout effet de carte postale, et qui fait honneur au talent du directeur de la photographie, le grand Emmanuel Lubezki.
Deuxième parti pris, le plus contraire aux traditions du cinéma américain : un montage essentiellement symbolique et musical. Il a fallu que je revoie plusieurs fois le film pour m’apercevoir que, contrairement à ce que je pouvais penser, le scénario n’a pas perdu sa cohérence narrative au montage. Simplement, au lieu d’articuler ses plans autour de la progression de l’intrigue, Malick avance par ellipses allusives, et un bon nombre de plans ne trouvent leur sens que si on les interprète de façon métaphorique. Les jeux et les danses de la princesse dans les hautes herbes, l’envol d’un groupe d’oiseaux sous un ciel d’orage, les dérives des barques sur l’eau calme du fleuve, sont traités à égalité avec l’épuisement des provisions des colons, ou les conciliabules des conseillers du cacique. L’ensemble est porté pourtant par un souffle extraordinaire, mais qui n’est pas un souffle épique : c’est une respiration, et une méditation. Le concerto de Mozart, le prélude de l’Or du Rhin de Wagner n’accompagnent pas les images : leur rythme en détermine le choix et la succession. On a rarement autant senti, dans un film qui n’est pas une comédie musicale, les liens profonds du cinéma avec la danse : deux arts du temps et du mouvement. Il n’est presque pas ici de geste, même violent, qui ne se fonde dans une chorégraphie qui témoigne d’une harmonie supérieure. C’est beau à en pleurer. De joie.
Le film a été reçu poliment à sa sortie, mais certains critiques ont regretté un rousseauisme qu’ils qualifiaient de naïf. C’est-à-dire que Terrence Malick nous montrerait les méchants européens civilisés venant persécuter les gentils Indiens vivant en harmonie avec la nature. C’est le reproche qui est naïf en l’occurrence. Malick montre bien le choc de deux civilisations, dont l’une a développé plus de technologies que l’autre, mais pas plus de codes, de rites ni de pensée. Et si Le Nouveau monde est l’histoire d’un rendez-vous manqué, celui-ci est manqué par les deux parties : l’incompréhension est mutuelle, l’hostilité et la ruse sont présentes des deux côtés. Le propos de Malick est d’isoler, dans ce contexte peu engageant, des individus qui eux, sont prêts à faire l’expérience de l’altérité. Smith se fait initier aux coutumes indiennes tandis que la princesse adopte, au fur et à mesure du film, certaines caractéristiques du mode de vie européen. Leur histoire d’amour se dénouant, la princesse engage le dialogue avec un autre Européen, John Rolfe (Christian Bale, métamorphosé). Cette fois il s’agira moins d’explorer les différences ethnologiques que de partager une humanité commune, au-delà de ces différences. Au bout du compte, le film retrace donc un itinéraire spirituel, essentiellement celui de la princesse, qui perd puis retrouve, enrichi, son lien avec la déesse mère qu’elle prie, et que la splendeur des paysages invite à assimiler avec la nature. Ce n’est pas un hasard si les monologues intérieurs des personnages, en voix off, se partagent la bande-son à peu près à égalité avec les dialogues échangés.
Smith est fait prisonnier par les Indiens, au début du film, tandis qu’il explore le bayou, engoncé dans une armure encore presque médiévale et totalement inadaptée. A l’autre extrémité du film, la princesse fait des cabrioles dans un jardin à l’anglaise, habillée d’une robe à corset pas plus adaptée mais qui ne semble pas la gêner. Sa traversée de l’Atlantique et son voyage en Angleterre, qui sont l’occasion des séquences les plus sidérantes du film, prouvent en effet qu’il n’est, pour Malick, pas question de regretter une chute hors du paradis terrestre. Malgré le scepticisme d’un autre indien, également du voyage, qui peine à reconnaître des arbres dans les plantations impeccablement taillées du parc d’un château, le lien mystique entre l’homme et la nature peut être renoué dans toutes les civilisations. Il s’agit d’une démarche intérieure et non d’un retour à la nature. On est non seulement loin de la caricature de la pensée de Rousseau que serait un éloge de l’état sauvage, mais au fond très loin des problématiques du philosophe genevois, qui s’interrogeait essentiellement sur la possibilité d’une harmonie sociale, et non d’une harmonie spirituelle et individuelle.
L’ouverture du film, une invocation à la déesse inspiratrice dans la stricte tradition d’Homère et de Virgile, témoigne de l’ambition déçue de Terrence Malick (une déception probablement à l’origine du remontage du film) d’offrir une épopée fondatrice à son pays. Dans ce sens Le Nouveau monde peut être vu comme un échec : mais il offre au spectateur émerveillé un tel enrichissement spirituel qu’on en vient à se réjouir que Malick ait raté son but.
Pays : Etats-Unis
Année de sortie : 2006
Durée : 2h10
Scénario : Terrence Malick
Première assistante : Michele Ziegler
Production : Sarah Green, Bill Mechanic
Décors : Jack Fisk
Chorégraphie : Raoul Trujillo
Photographie : Emmanuel Lubezki
Son : Craig Berkey
Montage : Richard Chew, Hank Corwin, Saar Klein, Mark Yoshikawa
Musique : James Horner, Richard Wagner, Wolfgang Amadeus Mozart
John Smith : Colin Farrell
Capitaine Newport : Christopher Plummer
John Rolfe : Christian Bale
Powhatan : August Schellenberg
Opechancanough : Wes Studi
Wingfield : David Thewlis
Tomocomo : Raoul Trujillo
Selway : Noah Taylor
Robinson : Ben Chaplin
Emery : Jamie Harris
Savage : John Savage
Le roi James : Jonathan Pryce
La reine Anne : Alexandra Malick
En 1607, une poignée de galions anglais aborde la côte de la Virginie. Ils constituent une première expédition en vue d’établir une colonie sur la côte est du Nouveau monde. Evidemment l’endroit n’est pas vierge : il s’agit du territoire d’une tribu indienne. Des contacts s’établissent très vite entre indigènes et européens, puis se tendent, jusqu’au jour où les Indiens font prisonnier John Smith (Colin Farrell, idoine), un subordonné turbulent du chef de l’expédition, que la fille cadette du cacique (la jeune Q’Orianka Kilcher, une apparition) prend alors sous sa protection. Cela vous dit certainement quelque chose : c’est l’histoire réelle de la princesse Pocahontas, déformée par la légende afin de nourrir la bonne conscience des descendants des colons, jusqu’à avoir fait le sujet d’un gentillet dessin animé des studios Disney. Est-ce une protestation contre cette défiguration d’un fait historique transformé en mythe populaire ? Le nom de la princesse n’est jamais prononcé dans le film de Terrence Malick ; elle-même, chassée de la tribu par son père, prétend l’avoir perdu.
Malick, qui a nourri le projet pendant une trentaine d’années, l’a finalement mené à bien en 2006. Assez miraculeusement protégé par l’industrie hollywoodienne, au sein de laquelle il compte de nombreux admirateurs, il l’a tourné dans un souci permanent d’exactitude historique, laquelle n’est ici que la condition de la recherche d’une vérité spirituelle.
La version définitive du film, après que Terrence Malick a remanié un premier montage de deux heures et demie, tourne pourtant le dos de façon presque provocatrice au modèle du cinéma hollywoodien classique. Le film sidère par deux partis pris stylistiques qui lui donnent sa très grande originalité. Tout d’abord, le film a été presque exclusivement tourné en utilisant la Steadycam, dans des conditions presque documentaires, une fois l’environnement de l’action dûment reconstitué. La quasi absence de plans fixes, mais aussi de mouvements d’appareil réalisés à la grue, et des images de synthèse qui ont, depuis quinze ans, pris abondamment le relais des reconstitutions historiques, produisent un effet d’immersion dans l’action assez sidérant. Le mouvement d’appareil séminal du film est un lent travelling avant, le déplacement même d’un explorateur attentif. Le film parcourt un monde et nous le fait découvrir et admirer. Car la nature est admirable, et surtout elle sonne vrai. Ici les paysans s’étalent dans la terre humide où ils ont perdu leur chaussure. Le détail est caractéristique d’une joie à s’inscrire dans la nature qui dépasse tout effet de carte postale, et qui fait honneur au talent du directeur de la photographie, le grand Emmanuel Lubezki.
Deuxième parti pris, le plus contraire aux traditions du cinéma américain : un montage essentiellement symbolique et musical. Il a fallu que je revoie plusieurs fois le film pour m’apercevoir que, contrairement à ce que je pouvais penser, le scénario n’a pas perdu sa cohérence narrative au montage. Simplement, au lieu d’articuler ses plans autour de la progression de l’intrigue, Malick avance par ellipses allusives, et un bon nombre de plans ne trouvent leur sens que si on les interprète de façon métaphorique. Les jeux et les danses de la princesse dans les hautes herbes, l’envol d’un groupe d’oiseaux sous un ciel d’orage, les dérives des barques sur l’eau calme du fleuve, sont traités à égalité avec l’épuisement des provisions des colons, ou les conciliabules des conseillers du cacique. L’ensemble est porté pourtant par un souffle extraordinaire, mais qui n’est pas un souffle épique : c’est une respiration, et une méditation. Le concerto de Mozart, le prélude de l’Or du Rhin de Wagner n’accompagnent pas les images : leur rythme en détermine le choix et la succession. On a rarement autant senti, dans un film qui n’est pas une comédie musicale, les liens profonds du cinéma avec la danse : deux arts du temps et du mouvement. Il n’est presque pas ici de geste, même violent, qui ne se fonde dans une chorégraphie qui témoigne d’une harmonie supérieure. C’est beau à en pleurer. De joie.
Le film a été reçu poliment à sa sortie, mais certains critiques ont regretté un rousseauisme qu’ils qualifiaient de naïf. C’est-à-dire que Terrence Malick nous montrerait les méchants européens civilisés venant persécuter les gentils Indiens vivant en harmonie avec la nature. C’est le reproche qui est naïf en l’occurrence. Malick montre bien le choc de deux civilisations, dont l’une a développé plus de technologies que l’autre, mais pas plus de codes, de rites ni de pensée. Et si Le Nouveau monde est l’histoire d’un rendez-vous manqué, celui-ci est manqué par les deux parties : l’incompréhension est mutuelle, l’hostilité et la ruse sont présentes des deux côtés. Le propos de Malick est d’isoler, dans ce contexte peu engageant, des individus qui eux, sont prêts à faire l’expérience de l’altérité. Smith se fait initier aux coutumes indiennes tandis que la princesse adopte, au fur et à mesure du film, certaines caractéristiques du mode de vie européen. Leur histoire d’amour se dénouant, la princesse engage le dialogue avec un autre Européen, John Rolfe (Christian Bale, métamorphosé). Cette fois il s’agira moins d’explorer les différences ethnologiques que de partager une humanité commune, au-delà de ces différences. Au bout du compte, le film retrace donc un itinéraire spirituel, essentiellement celui de la princesse, qui perd puis retrouve, enrichi, son lien avec la déesse mère qu’elle prie, et que la splendeur des paysages invite à assimiler avec la nature. Ce n’est pas un hasard si les monologues intérieurs des personnages, en voix off, se partagent la bande-son à peu près à égalité avec les dialogues échangés.
Smith est fait prisonnier par les Indiens, au début du film, tandis qu’il explore le bayou, engoncé dans une armure encore presque médiévale et totalement inadaptée. A l’autre extrémité du film, la princesse fait des cabrioles dans un jardin à l’anglaise, habillée d’une robe à corset pas plus adaptée mais qui ne semble pas la gêner. Sa traversée de l’Atlantique et son voyage en Angleterre, qui sont l’occasion des séquences les plus sidérantes du film, prouvent en effet qu’il n’est, pour Malick, pas question de regretter une chute hors du paradis terrestre. Malgré le scepticisme d’un autre indien, également du voyage, qui peine à reconnaître des arbres dans les plantations impeccablement taillées du parc d’un château, le lien mystique entre l’homme et la nature peut être renoué dans toutes les civilisations. Il s’agit d’une démarche intérieure et non d’un retour à la nature. On est non seulement loin de la caricature de la pensée de Rousseau que serait un éloge de l’état sauvage, mais au fond très loin des problématiques du philosophe genevois, qui s’interrogeait essentiellement sur la possibilité d’une harmonie sociale, et non d’une harmonie spirituelle et individuelle.
L’ouverture du film, une invocation à la déesse inspiratrice dans la stricte tradition d’Homère et de Virgile, témoigne de l’ambition déçue de Terrence Malick (une déception probablement à l’origine du remontage du film) d’offrir une épopée fondatrice à son pays. Dans ce sens Le Nouveau monde peut être vu comme un échec : mais il offre au spectateur émerveillé un tel enrichissement spirituel qu’on en vient à se réjouir que Malick ait raté son but.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- LIENS INTERNET
- FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis
Année de sortie : 2006
Durée : 2h10
Scénario : Terrence Malick
Première assistante : Michele Ziegler
Production : Sarah Green, Bill Mechanic
Décors : Jack Fisk
Chorégraphie : Raoul Trujillo
Photographie : Emmanuel Lubezki
Son : Craig Berkey
Montage : Richard Chew, Hank Corwin, Saar Klein, Mark Yoshikawa
Musique : James Horner, Richard Wagner, Wolfgang Amadeus Mozart
- DISTRIBUTION
John Smith : Colin Farrell
Capitaine Newport : Christopher Plummer
John Rolfe : Christian Bale
Powhatan : August Schellenberg
Opechancanough : Wes Studi
Wingfield : David Thewlis
Tomocomo : Raoul Trujillo
Selway : Noah Taylor
Robinson : Ben Chaplin
Emery : Jamie Harris
Savage : John Savage
Le roi James : Jonathan Pryce
La reine Anne : Alexandra Malick
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