Land and Freedom, de Ken Loach * * * * *
Entre autres événements d’ampleur considérable, l’année 1936 fut celle de la Guerre d’Espagne et de la naissance, en Angleterre, du petit Kenneth Loach. Commençons par nous occuper de la Guerre d’Espagne.
En 1936, le Frente Popular (Front Populaire) composé des partis de gauche, républicains, socialistes et communistes confondus, remporta les élections législatives espagnoles. L’armée ne l’entendit pas de cette oreille et, sous la direction du général Franco de longue carrière et sinistre mémoire, se révolta contre le nouveau pouvoir qui dut lui faire face sans expérience militaire. Land and Freedom conte l’itinéraire de David Carr, un jeune ouvrier de Liverpool au chômage, membre de feu le Parti Communiste Anglais, qui s’engage comme volontaire international pour combattre auprès des Républicains — en l’occurrence, des milices du POUM, un parti ouvrier révolutionnaire d’obédience plutôt trotskiste. Mais des dissensions apparaissent vite au sein des républicains : les communistes, espérant l’aide de Staline, lequel ne veut pas s’aliéner les grandes puissances, s’opposent au POUM et aux anarchistes qui veulent la révolution : le camp des antifascistes est divisé.
Et puisque Ken Loach s’occupe si bien, quant à lui, de la Guerre d’Espagne, occupons-nous à présent de Ken Loach ! Land and Freedom est pour moi un film bouleversant. Que ceux de mes lecteurs qui se considèrent comme plutôt de droite sautent le paragraphe suivant.
Je commence par la plus mauvaise de mes raisons en rappelant à ceux de mes chers lecteurs qui ne se seraient pas plongés dans mon analyse du Rangoon de John Boorman que la seule vue de manifestants agitant un drapeau rouge, et a fortiori quand ils chantent L’Internationale ou Aux barricades, suffit à me faire pleurer (en partie d’ailleurs sur ceux pour qui ces chants et ces drapeaux voulaient dire quelque chose et qui se sont fait manipuler par des gens pour qui ils ne signifiaient pas grand-chose). Cependant, j’en suis finalement assez fier, d’autant que visiblement, ça fait aussi pleurer Ken Loach.
Vous pouvez reprendre la lecture, merci de votre sollicitude. Land and Freedom est également bouleversant pour des raisons plus généralement humanistes, et cinématographiques bien sûr. Le sujet, tout d’abord, est très important, relié à notre actualité par des liens suffisamment tragiques pour que nous ne fassions pas de cette critique un éditorial, et par une structure en flash-back qui rappelle celle de Sur la route de Madison, mais bien plus destinée à faire du film un passage de flambeau (la petite fille de David Carr, qui retrouve les papiers de son grand-père mort, lève le poing sur sa tombe à la toute fin du film) qu’à remuer une évocation nostalgique. La lecture politique de la Guerre d’Espagne par Loach, qui rappelle ici des événements peu connus, en a surpris et en choquera plus d’un. Mais un sujet important ne suffit pas toujours à faire un bon film, voir l’échec récent et attristant des Milles de Sébastien Grall.
J’ai dit qu’il ne s’agissait nullement de nostalgie ; je le répète. La grande force de Ken Loach, qui signe ici sa toute première reconstitution historique (1), est qu’il filme l’Espagne de 1936 comme d’habitude le Manchester des années 90 : au présent. Sa reconstitution n’est pas compassée, visiblement il se fout comme de l’an quarante de ses voitures d’époque et ne perd pas de plans à nous faire admirer le talent de son accessoiriste. De l’art de transformer en atout de modestes moyens financiers : la plus grande partie des décors consiste en paysages, villages, murets et cahutes absolument intemporels et aucunement suspects de luxe archéologique. Loach s’occupe de la guerre au quotidien comme du chômage au quotidien, des fusillades et des injures qui fusent entre les tranchées, choisit (il prétend ne pas les diriger, ou si peu) des acteurs d’un naturel confondant, et sa mise en scène est au sommet de ses capacités de vivacité : Loach imprime le mouvement à l’action en accompagnant discrètement les acteurs, se place en retrait pour « voler » l’action de ses comédiens, qui ne doivent pas pouvoir se plaindre, avec lui, de se prendre les pieds dans les fils électriques, reste lors des scènes dialoguées sur une relative réserve qui évite souvent les champs/contrechamps ou les cadre de façon large, et travaille beaucoup le rythme du montage : on est plus dans la restitution du naturel que dans le naturalisme. Avec ça, c’est beau et lyrique : Loach aime ce(ux) qu’il filme (ou filme ce qu’il aime) et l’Espagne hivernale et ensoleillée photographiée par Barry Ackroyd (un Oscar pour Barry Ackroyd !) devient sous nos yeux le lieu par excellence de l’aventure humaine.
Loach fait passer avec cela pas mal d’audaces scénaristiques qui consistent à pervertir un genre (le film de guerre et ses péripéties bien ordonnées) par un autre : puisqu’il s’agit d’un film engagé, voire didactique (Loach a choisi son camp), l’appareil démonstratif est ressorti du placard : un film de propagande du POUM montré comme tel et monté comme du Eisenstein, entre cartons explicitant la situation politique et images d’actualité destinées à faire vibrer le public, puis une scène d’A.G. dans un village libéré, autour du sujet : doit-on collectiviser les terres immédiatement ou pas ? Le très fin Loach lance alors ses personnages dans plusieurs minutes d’un débat qui semble assez mineur mais qui établit en fait la fracture entre les deux « lignes » politiques qui vont s’affronter (l’intérêt n’est donc pas, en fait, idéologique, mais dramatique) et dépeint avec brio des personnages beaucoup moins théoriques et beaucoup plus intéressants que ceux de la très convenue réunion de kolkhose du Cercle de craie caucasien de Brecht (et j’aime beaucoup Brecht !), qui paraît-il est un des poncifs les plus lamentables du réalisme socialiste. Ceci dit Loach, comme Brecht, a le talent de laisser le spectateur juger et de ne pas se prononcer tout de suite — et ledit spectateur, statistiquement peu collectiviste, se retrouve piégé par son jugement et apprend à se demander avec qui il juge. Un appareil démonstratif sûrement pas pris au premier degré, donc. Résumons-nous : un genre hollywoodien, sciemment fissuré par des clichés du réalisme socialiste mis à distance par l’humour anglais ; la trame est idéale pour que la sincérité et le talent de Ken Loach fassent le reste, et que Land and Freedom soit, avec la Marseillaise de Jean Renoir et la très, très, très, très méconnue Nuit miraculeuse d’Ariane Mnouchkine, un des films les plus beaux et les plus humains qui soient sur la fraternité.
(1) Erratum de 2008 : pas du tout ; mais Black Jack (1979), qui n’est certes pas un film de science-fiction, est si peu distribué que je n’étais pas le seul, en 1995, à faire cette erreur.
Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur — papier n°42 (novembre 1995).
Titre original : Land and Freedom
Durée : 1h49
Date de sortie : 4 octobre 1995
Scénario : Jim Allen
Assistants réalisateur : Neil Grigson, Mick Ward
Production : Rebecca O’Brien, Marta Esteban, Ulrich Felsberg, Gerardo Herrero, Sally Hibbin
Décors : Martin Johnson
Photographie : Barry Ackroyd
Son : Ray Beckett, Clive Pendry
Montage : Jonathan Morris
Musique : George Fenton
Blanca : Rosana Pastor
Maite : Iciar Bollain
Eugene Lawrence : Tom Gilroy
Juan Vidal : Marc Martinez
Bernard Goujon : Frédéric Pierrot
Raffaele Pocetti : Raffaele Cantatore
Jimmy : Paul Laverty
Coogan : Eoin McCarthy
Kim : Suzanne Maddock
En 1936, le Frente Popular (Front Populaire) composé des partis de gauche, républicains, socialistes et communistes confondus, remporta les élections législatives espagnoles. L’armée ne l’entendit pas de cette oreille et, sous la direction du général Franco de longue carrière et sinistre mémoire, se révolta contre le nouveau pouvoir qui dut lui faire face sans expérience militaire. Land and Freedom conte l’itinéraire de David Carr, un jeune ouvrier de Liverpool au chômage, membre de feu le Parti Communiste Anglais, qui s’engage comme volontaire international pour combattre auprès des Républicains — en l’occurrence, des milices du POUM, un parti ouvrier révolutionnaire d’obédience plutôt trotskiste. Mais des dissensions apparaissent vite au sein des républicains : les communistes, espérant l’aide de Staline, lequel ne veut pas s’aliéner les grandes puissances, s’opposent au POUM et aux anarchistes qui veulent la révolution : le camp des antifascistes est divisé.
Et puisque Ken Loach s’occupe si bien, quant à lui, de la Guerre d’Espagne, occupons-nous à présent de Ken Loach ! Land and Freedom est pour moi un film bouleversant. Que ceux de mes lecteurs qui se considèrent comme plutôt de droite sautent le paragraphe suivant.
Je commence par la plus mauvaise de mes raisons en rappelant à ceux de mes chers lecteurs qui ne se seraient pas plongés dans mon analyse du Rangoon de John Boorman que la seule vue de manifestants agitant un drapeau rouge, et a fortiori quand ils chantent L’Internationale ou Aux barricades, suffit à me faire pleurer (en partie d’ailleurs sur ceux pour qui ces chants et ces drapeaux voulaient dire quelque chose et qui se sont fait manipuler par des gens pour qui ils ne signifiaient pas grand-chose). Cependant, j’en suis finalement assez fier, d’autant que visiblement, ça fait aussi pleurer Ken Loach.
Vous pouvez reprendre la lecture, merci de votre sollicitude. Land and Freedom est également bouleversant pour des raisons plus généralement humanistes, et cinématographiques bien sûr. Le sujet, tout d’abord, est très important, relié à notre actualité par des liens suffisamment tragiques pour que nous ne fassions pas de cette critique un éditorial, et par une structure en flash-back qui rappelle celle de Sur la route de Madison, mais bien plus destinée à faire du film un passage de flambeau (la petite fille de David Carr, qui retrouve les papiers de son grand-père mort, lève le poing sur sa tombe à la toute fin du film) qu’à remuer une évocation nostalgique. La lecture politique de la Guerre d’Espagne par Loach, qui rappelle ici des événements peu connus, en a surpris et en choquera plus d’un. Mais un sujet important ne suffit pas toujours à faire un bon film, voir l’échec récent et attristant des Milles de Sébastien Grall.
J’ai dit qu’il ne s’agissait nullement de nostalgie ; je le répète. La grande force de Ken Loach, qui signe ici sa toute première reconstitution historique (1), est qu’il filme l’Espagne de 1936 comme d’habitude le Manchester des années 90 : au présent. Sa reconstitution n’est pas compassée, visiblement il se fout comme de l’an quarante de ses voitures d’époque et ne perd pas de plans à nous faire admirer le talent de son accessoiriste. De l’art de transformer en atout de modestes moyens financiers : la plus grande partie des décors consiste en paysages, villages, murets et cahutes absolument intemporels et aucunement suspects de luxe archéologique. Loach s’occupe de la guerre au quotidien comme du chômage au quotidien, des fusillades et des injures qui fusent entre les tranchées, choisit (il prétend ne pas les diriger, ou si peu) des acteurs d’un naturel confondant, et sa mise en scène est au sommet de ses capacités de vivacité : Loach imprime le mouvement à l’action en accompagnant discrètement les acteurs, se place en retrait pour « voler » l’action de ses comédiens, qui ne doivent pas pouvoir se plaindre, avec lui, de se prendre les pieds dans les fils électriques, reste lors des scènes dialoguées sur une relative réserve qui évite souvent les champs/contrechamps ou les cadre de façon large, et travaille beaucoup le rythme du montage : on est plus dans la restitution du naturel que dans le naturalisme. Avec ça, c’est beau et lyrique : Loach aime ce(ux) qu’il filme (ou filme ce qu’il aime) et l’Espagne hivernale et ensoleillée photographiée par Barry Ackroyd (un Oscar pour Barry Ackroyd !) devient sous nos yeux le lieu par excellence de l’aventure humaine.
Loach fait passer avec cela pas mal d’audaces scénaristiques qui consistent à pervertir un genre (le film de guerre et ses péripéties bien ordonnées) par un autre : puisqu’il s’agit d’un film engagé, voire didactique (Loach a choisi son camp), l’appareil démonstratif est ressorti du placard : un film de propagande du POUM montré comme tel et monté comme du Eisenstein, entre cartons explicitant la situation politique et images d’actualité destinées à faire vibrer le public, puis une scène d’A.G. dans un village libéré, autour du sujet : doit-on collectiviser les terres immédiatement ou pas ? Le très fin Loach lance alors ses personnages dans plusieurs minutes d’un débat qui semble assez mineur mais qui établit en fait la fracture entre les deux « lignes » politiques qui vont s’affronter (l’intérêt n’est donc pas, en fait, idéologique, mais dramatique) et dépeint avec brio des personnages beaucoup moins théoriques et beaucoup plus intéressants que ceux de la très convenue réunion de kolkhose du Cercle de craie caucasien de Brecht (et j’aime beaucoup Brecht !), qui paraît-il est un des poncifs les plus lamentables du réalisme socialiste. Ceci dit Loach, comme Brecht, a le talent de laisser le spectateur juger et de ne pas se prononcer tout de suite — et ledit spectateur, statistiquement peu collectiviste, se retrouve piégé par son jugement et apprend à se demander avec qui il juge. Un appareil démonstratif sûrement pas pris au premier degré, donc. Résumons-nous : un genre hollywoodien, sciemment fissuré par des clichés du réalisme socialiste mis à distance par l’humour anglais ; la trame est idéale pour que la sincérité et le talent de Ken Loach fassent le reste, et que Land and Freedom soit, avec la Marseillaise de Jean Renoir et la très, très, très, très méconnue Nuit miraculeuse d’Ariane Mnouchkine, un des films les plus beaux et les plus humains qui soient sur la fraternité.
(1) Erratum de 2008 : pas du tout ; mais Black Jack (1979), qui n’est certes pas un film de science-fiction, est si peu distribué que je n’étais pas le seul, en 1995, à faire cette erreur.
Etienne Mahieux
Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur — papier n°42 (novembre 1995).
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : Land and Freedom
Durée : 1h49
Date de sortie : 4 octobre 1995
Scénario : Jim Allen
Assistants réalisateur : Neil Grigson, Mick Ward
Production : Rebecca O’Brien, Marta Esteban, Ulrich Felsberg, Gerardo Herrero, Sally Hibbin
Décors : Martin Johnson
Photographie : Barry Ackroyd
Son : Ray Beckett, Clive Pendry
Montage : Jonathan Morris
Musique : George Fenton
- DISTRIBUTION
Blanca : Rosana Pastor
Maite : Iciar Bollain
Eugene Lawrence : Tom Gilroy
Juan Vidal : Marc Martinez
Bernard Goujon : Frédéric Pierrot
Raffaele Pocetti : Raffaele Cantatore
Jimmy : Paul Laverty
Coogan : Eoin McCarthy
Kim : Suzanne Maddock
Soyez le premier à commenter cet article !
Enregistrer un commentaire