Journal intime, de Nanni Moretti * * * * *

Au rancart, Michele Apicella, le héros des précédents films du cinéaste, véritable double de l'auteur. Dans Journal intime, conformément au titre, Nanni Moretti parle de lui-même sans détour, à travers trois "chapitres" de styles divers, mais annonçant une même démarche.

I - Sur ma Vespa. Sur sa Vespa, Nanni Moretti visite les quartiers de Rome, moque en long et en large les travers de ses contemporains, du défaitisme de la société à la programmation des cinémas. Comme dans un certain court-métrage de Caro et Jeunet (1), il nous dit et nous montre " ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas. " Ce qu'il aime ? Filmer des maisons, voir danser les gens. Courir le monde ? Courir sa ville déjà, mais pas le Colisée ou le Vatican. Même dans les quartiers pauvres il y a quelque chose à voir. Puis il se décide à partir pour Ostie, visiter les lieux de la mort de Pasolini, continuer à regarder le monde.

II - Les Iles. Avec un ami, Nanni Moretti visite les îles de la Méditerranée, cherchant la paix pour pouvoir travailler. Il n'y arrive évidemment pas, et court d'île en île ; telle île est investie par de monastiques intellectuels et la vie y est absente. Telle autre est peuplée de snobs. Telle autre est soumise à la tyrannie des enfants, devenus le nombril du monde. Nanni et son ami ne peuvent travailler, et l'ami qui faisait de la phobie antitélévisuelle n'y gagne que de devenir un téléspectateur assidu. Nanni se désespère : une culture imposée à ces îles (touristes américains, feuilletons télé… musiques de Morricone et photo de Storaro) détruit leur vraie personnalité.

III - Les Médecins. En 1991, Nanni Moretti a été très malade. Il en a profité pour filmer sa maladie et les divers traitements et consultations auxquels elle a donné lieu. Pour conclure à l'incompétence des médecins, bien entendu. Mais quelle incompétence ? " Ils savent parler, mais pas écouter. "

Le rire. Nanni Moretti a gardé sa verve acide. Le commentaire en voix-off du film, dit par lui-même, en est le premier témoignage. Il pique la société, la gratte là où ça fait mal, avec la même délectation que dans ses précédents films. Le deuxième chapitre, qui est le plus construit (les deux autres sont pratiquement documentaires), est le plus drôle, sans aucun doute, car la matière est conçue comme telle. Nanni Moretti flirte avec le burlesque, avec l'absurde, la satire vire parfois au surréalisme ; c'est l'héritage de la meilleure comédie italienne ; Fellini pas mort. De façon générale, c'est tout le film qui provoque le rire libérateur, ou à défaut le fin sourire d'intelligence. Moretti, très verbal, voire bavard, est aussi par bonheur un fin observateur du comique des gestes. Scène à crever de rire : la torture que Nanni Moretti impose à un critique de cinéma… en lui lisant simplement ses chroniques.

Les deux fantômes. Il y a deux figures, deux fantômes qui parcourent ce film. Dans Sur ma Vespa, Nanni cherche désespérément à retrouver le monument à la mémoire de Pasolini, sur la plage d'Ostie. Un immense travelling de plusieurs minutes accompagne sa quête. Pasolini reste longtemps introuvable. Dans Les Iles il aborde à Stromboli, et ne rencontre que des touristes américains. Il y a un nom qui n'est jamais prononcé dans le film et auquel on ne peut pas alors ne pas penser, un cinéaste qui lui aussi avait filmé là une américaine : Roberto Rossellini, la grande figure du néo-réalisme italien, celui qui, justement, partait à l'écoute des lieux et des hommes, sans leur imposer une âme préexistante, un monde de feuilleton télé, ou même une photographie léchée, qui écoutait avant de parler (on commence à comprendre le rapport avec le sens des sketches). Voilà, c'est peut-être ça, Journal intime : alors même qu'il n'a jamais parlé de lui aussi ouvertement, Nanni Moretti, auteur de Je suis un autarcique, adresse une immense déclaration d'amour : au cinéma, à deux maîtres qui ont su filmer le monde comme il est (sans cesser de faire œuvre personnelle), et surtout à ce monde inépuisable." Quel beau film on ferait ", dit Moretti dans le film, " en filmant uniquement des maisons ! " Alors on peut bien ne filmer effectivement que ça, des maisons, pendant quelques minutes, ou encore taper dans un ballon jusqu'à plus soif, ou bien déambuler le long de la plage d'Ostie en écoutant Keith Jarrett ; quand bien même d'autres l'auraient fait avant vous (Rossellini à Stromboli, ou Antonioni avec un ferry-boat), il n'est jamais trop tard pour s'émerveiller. Le monde est beau, n'est-ce pas, Nanni ?

(1) Foutaises, de Jean-Pierre Jeunet seul (Note de 2007).

Etienne Mahieux

Cet article a paru pour la première fois dans
Le Petit spectateur - version papier n°29 (juillet 1994).

  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Italie
Titre original : Caro diario
Durée : 1h40
Sortie le : 25 mai 1994
Scénario : Nanni Moretti
Assistant réalisateur : Riccardo Milani
Production : Nella Banfi, Angelo Barbagallo, Nanni Moretti
Décors : Marta Maffucci
Photographie : Giuseppe Lanci
Son : Franco Borni
Montage : Mirco Garrone
Musique : Nicola Piovani

  • DISTRIBUTION
Nanni Moretti : Nanni Moretti
Gerardo : Renato Carpentieri
Le maire de Stromboli : Antonio Neiwiller
Le critique sans déontologie : Carlo Mazzacurati
Une mère de famille à Salina : Claudia della Seta
Jennifer Beals : Jennifer Beals
Alexander Rockwell : Alexander Rockwell
Un dermatologue : Roberto Nobile
Silvia Nono : Silvia Nono
La réflexologue : Serena Nono
Angelo Barbagallo : Angelo Barbagallo

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