Aniki, mon frère, de Takeshi Kitano * * * *

Un asiatique à l’expression indéfinissable, aux lunettes noires, au mutisme inquiétant et à la cicatrice moqueuse débarque à Los Angeles, bourré de dollars. Un flash-back qui arrive sans prévenir nous explique qui est le bonhomme : yakuza (tiens donc), victime du démantèlement de son gang et de la trahison de son frère (fraternité ambiguë, car le dialogue ne distingue pas frères de sang et frères d’armes), il s’est exilé aux Etats-Unis, où il retrouve un demi-frère plus jeune que lui, Ken, petit dealer au service de la mafia hispanique. Désireux de venir en aide à son cadet, l’homme étrange vient à bout des hispaniques comme en se jouant, et bientôt les deux frères et leur gang improbable deviennent les maîtres du quartier.

Donc, Aniki, mon frère est un film de gangsters au scénario particulièrement classique : grandeur et décadence de quelques caïds. Takeshi Kitano attaque tout de suite son sujet de façon particulièrement brillante, en jouant du décalage entre les deux civilisations : le succès irrésistible des Japonais vient du caractère indéchiffrable de leurs coutumes, tandis que les Américains, qui ont inondé le monde de leurs mœurs, sont aisément prévisibles (toute application au domaine du cinéma n’est probablement pas étrangère au dessein de Kitano). Puis l’on retrouve le mélange de gaminerie et d’épouvantable cruauté qui est la griffe de l’auteur de Violent cop et qu’il avait, doit-on dire, rarement poussé aussi loin. Par ailleurs, pour ce qui est de filmer l’action, il renvoie les Américains à leurs chères études. Il n’y a qu’à voir, et se repasser en boucle, sa façon de montrer une automobile qui se mange un poteau parce que le chauffeur a tâté d’une balle : tout simplement, en plan large, la trajectoire diagonale et limpide : rigueur mathématique qui fait qu’on attend, qu’on craint le choc ; tout un chacun à Hollywood aurait découpé, erreur fatale. Ce n’est pas de la pose artistique, le plan dure dix secondes à tout casser ; le découpage aurait été une façon de ne pas montrer, de noyer le poisson. Sur ce genre de coups, Kitano est langien, et je ne parle pas de Michel Lang, bien sûr, mais de Fritz.

Pour quel bénéfice ? Traitée avec distance, et même une ironie qui la rend souvent hilarante, la violence n’en est, chez Kitano, pas moins atroce. Pur sadisme ? Certainement pas. Le film finit en effet par converger sur une évidence : la pulsion de violence est en fait une pulsion de mort. Ce n’est pas pour rien qu’une péripétie fait allusion au rite du seppuku (alias hara-kiri pour les japonisants d’Asnières), ici vidé de sa substance car privé de son sens. En bâtissant le triomphe de son demi-frère sur la violence, le héros entame en fait un suicide spectaculaire, notamment par les dommages collatéraux qu’il entraîne. Seule la fin montre les conséquences d’un acte véritablement positif, mais ces conséquences sont posthumes. La démonstration est sans faille et on prend le film, pardonnez-moi l’expression, en plein dans la gueule.

Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur — papier n°91 (novembre-décembre 2000 et janvier 2001)


Etienne Mahieux

  • FICHE TECHNIQUE
Titre original : Brother
Pays : Etats-Unis / Japon
Durée : 1h54
Sortie en France : 13 décembre 2000
Scénario : Takeshi Kitano
Assistant réalisateur : Ed Licht, Hirofumi Inaba, Takeshi Matsukawa, Atsushi Sunagawa
Production : Ann Carli, Masayuki Mori, Jeremy Thomas, Takio Yoshida
Décors : Norihiro Isoda
Photographie : Katsumi Yanagijima
Son : Senji Horiuchi
Montage : Takeshi Kitano, Yoshinori Ota
Musique : Joe Hisaishi

  • DISTRIBUTION
Yamamoto : « Beat » Takeshi Kitano
Denny : Omar Epps
Ken : Kuroudo « Claude » Maki
Shirase : Masaya Kato
Kato : Susumu Terajima
Jay : Royale Watkins
Harada : Ren Osugi
Un joueur de poker : Pat Morita

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