Alice, de Woody Allen * * * * *
Alice figure dans l’œuvre de Woody Allen après une série d’œuvres plus sombres, qui vont de September à Crimes et délits. De même que son héroïne parvient à s’extraire du décor factice de sa vie bourgeoise, il y déconstruit joyeusement son petit théâtre. Sa mise en scène tourne à la magie, avec un irrésistible charlatan chinois en Monsieur Loyal.
[J’anime mensuellement, aux côtés d’Yves Milliard, le ciné-club du Mouvement des Cadres Chrétiens ; et je me propose de rendre compte de notre programmation dans ces virtuelles colonnes, et le cas échéant d’améliorer les articles en tenant compte des débats qui suivent les projections.]
On caricature souvent les films de Woody Allen en les présentant comme le compte-rendu des névroses de bourgeois new-yorkais. Il faut bien avouer qu’Alice Tate est une grande bourgeoise, qu’elle habite un sublime appartement à Manhattan avec son mari Douglas et leurs deux enfants, et qu’elle s’est dévouée entièrement à l’extériorité — passant des heures chez la manucure, principal lieu de rencontre avec ses amies — pour mieux se cacher ses tourments intérieurs.
Mais un jour, emmenant ses enfants à l’école, elle fait la très rapide connaissance d’un autre parent d’élèves, Joe Ruffalo, un jazzman quelque peu bohème. Très vite celui-ci s’installe au cœur des rêveries d’Alice, sans que celle-ci change quoi que ce soit à sa vie pour autant. C’est sa rencontre avec le docteur Yang, un acupuncteur du quartier chinois qui dispose de quelques autres talents et d’herbes rares et prodigieuses, qui va donner à Alice l’impulsion d’une nouvelle vie. On fera facilement le parallèle avec une psychanalyse, mais Yang et Allen se proposent de remplacer celle-ci par une série de raccourcis poétiques révélant à Alice ses véritables désirs. Telle potion la désinhibe, telle autre la rend invisible, telle autre fait apparaître un fantôme… le scénario navigue avec vivacité de fantaisie en fantaisie. Qu’Allen fasse surgir l’incongru ou le fantastique dans une scène qui le prépare longuement, ou par surprise, il parvient à surprendre sans cesse le spectateur.
L’enfermement d’Alice dans une vie superficielle apparaît dans la façon dont sont conçus et filmés les décors. L’appartement d’Alice est grand et rhizomique : le très vaste salon dessert de nombreuses autres pièces, et notamment un long couloir qui lui-même ouvre sur d’autres pièces encore où, semble-t-il du moins, la caméra ne pénètre jamais. Cet appartement trop grand, lisse, propre, lumineux d’une lumière artificielle, filmé en souples plans-séquences, dont les pièces demeurent secrètes, est non seulement le cadre de la vie d’Alice mais sa représentation. Elle n’en est d’ailleurs pas maîtresse : cuisinière et nounou la remplacent dans ses tâches ménagères (« Elle a quitté son mari. — Non ! — Attends, ça c’est du réchauffé : (…) elle a même quitté sa cuisinière. ») ; masseur (son dos est bloqué) et décoratrice (forcément) s’y rendent aussi. Alice Tate doit, pour pouvoir respirer, briser cette prison dorée, cette pure et luxueuse image.
L’espace se confond ici en effet avec l’image : en témoignent deux autres décors : le pavillon des pingouins au zoo, tapissé d’aquariums qui aplatissant la perspective donnent l’impression d’images projetées sur autant d’écrans, et le bureau de Vicki, la publicitaire, dont un mur est tapissé de téléviseurs qu’elle fait fonctionner en synchronie. Deux murs d’images.
Le rôle du décor est donc d’enfermer. Seul le bouge du docteur Yang, et le petit appartement de la fin, échappent à cette fonction, parce qu’ils sont habités par des êtres qui ont eux-mêmes préalablement échappé à l’enfermement.
C’est aux autres moyens d’expression du cinéma que Woody Allen confie le rôle d’aider le personnage à se libérer : les éclairages, qui suffisent à esquisser un flash-back dans le cabinet du docteur ; le montage, qui modifie par degrés le décor d’une rêverie opiacée ; les effets spéciaux, simples et archaïques (caches, surimpressions) mais parfaitement adaptés à ce qu’ils prétendent montrer : Woody Allen les réutilisera, pour beaucoup, quoique avec moins de grâce à mon goût, dans Tout le monde dit I love you. C’est le docteur Yang qui orchestre ces échappées fantaisistes qui rendent le film si délicieusement imprévisible : la première, je crois — mais je peux me tromper — des figures de charlatans, de ratés et d’escrocs, d’artistes doués mais déchus, auxquelles Allen ne cessera plus par la suite de s’identifier, du magicien d’Ombres et brouillard au second meilleur guitariste du monde d’Accords et désaccords. Enfin, l’apparition de mère Teresa, des images documentaires de Calcutta empruntées à Louis Malle, brise littéralement la continuité du film. L’image s’est déconstruite. L’enfermement cesse. Comme une autre Alice, l’héroïne est passée de l’autre côté du miroir.
Alice Tate est catholique et semble n’avoir retenu de sa formation religieuse que l’idée d’une loi morale à respecter. Elle permet ainsi à sa vie de n’être qu’obéissance à une série d’injonctions, quelque chose comme un scénario (« Tu ne commettras pas d’adultère, lui dit le fantôme. Mais cette réplique n’est pas de moi, je l’ai lue quelque part. »). Un Allen généralement sceptique sur la religion lui laisse ici le choix : la rejeter (choix logique d’un personnage allénien) ou se la réapproprier, comme partie intégrante d’une personnalité elle-même tout juste recouvrée. Woody Allen la laisse au seuil d’une nouvelle vie, dans le présent perpétuel du moment de grâce quotidienne sur lequel se clôt brutalement le film. Impossibilité d’assurer un avenir, ou commencement de l’éternité ? Alice, le plus beau rôle peut-être de Mia Farrow, est une véritable exception dans le petit monde de l’auteur de Manhattan : un personnage qui aspire explicitement à la sainteté, et dont le créateur ne désespère pas.
Durée : 1h42
Date de sortie : 06 Février 1991
Scénario : Woody Allen
Production : Robert Greenhut, Jack Rollins, Charles H. Joffe
Décors : Santo Loquasto
Photographie : Carlo di Palma
Premier assistant : Thomas A. Reilly
Montage : Susan E. Morse
Musique : Sonny Rollins, Jackie Gleason, Gerardo Rodriguez, Thelonious Monk…
Joe Ruffalo : Joe Mantegna
Douglas Tate : William Hurt
Docteur Yang : Keye Luke
Ed : Alec Baldwin
Nina : Robin Bartlett
Dorothy : Blythe Danner
Nancy Brill : Cybill Shepherd
La muse : Bernadette Peters
La mère d’Alice : Gwen Verdon
Vicki : Judy Davis
Ken : David Spielberg
Sid Moscowitz : Bob Balaban
La décoratrice : Julie Kavner
Le professeur : James Toback
Le mannequin : Elle Macpherson
Une invitée : Lisa Marie
[J’anime mensuellement, aux côtés d’Yves Milliard, le ciné-club du Mouvement des Cadres Chrétiens ; et je me propose de rendre compte de notre programmation dans ces virtuelles colonnes, et le cas échéant d’améliorer les articles en tenant compte des débats qui suivent les projections.]
On caricature souvent les films de Woody Allen en les présentant comme le compte-rendu des névroses de bourgeois new-yorkais. Il faut bien avouer qu’Alice Tate est une grande bourgeoise, qu’elle habite un sublime appartement à Manhattan avec son mari Douglas et leurs deux enfants, et qu’elle s’est dévouée entièrement à l’extériorité — passant des heures chez la manucure, principal lieu de rencontre avec ses amies — pour mieux se cacher ses tourments intérieurs.
Mais un jour, emmenant ses enfants à l’école, elle fait la très rapide connaissance d’un autre parent d’élèves, Joe Ruffalo, un jazzman quelque peu bohème. Très vite celui-ci s’installe au cœur des rêveries d’Alice, sans que celle-ci change quoi que ce soit à sa vie pour autant. C’est sa rencontre avec le docteur Yang, un acupuncteur du quartier chinois qui dispose de quelques autres talents et d’herbes rares et prodigieuses, qui va donner à Alice l’impulsion d’une nouvelle vie. On fera facilement le parallèle avec une psychanalyse, mais Yang et Allen se proposent de remplacer celle-ci par une série de raccourcis poétiques révélant à Alice ses véritables désirs. Telle potion la désinhibe, telle autre la rend invisible, telle autre fait apparaître un fantôme… le scénario navigue avec vivacité de fantaisie en fantaisie. Qu’Allen fasse surgir l’incongru ou le fantastique dans une scène qui le prépare longuement, ou par surprise, il parvient à surprendre sans cesse le spectateur.
L’enfermement d’Alice dans une vie superficielle apparaît dans la façon dont sont conçus et filmés les décors. L’appartement d’Alice est grand et rhizomique : le très vaste salon dessert de nombreuses autres pièces, et notamment un long couloir qui lui-même ouvre sur d’autres pièces encore où, semble-t-il du moins, la caméra ne pénètre jamais. Cet appartement trop grand, lisse, propre, lumineux d’une lumière artificielle, filmé en souples plans-séquences, dont les pièces demeurent secrètes, est non seulement le cadre de la vie d’Alice mais sa représentation. Elle n’en est d’ailleurs pas maîtresse : cuisinière et nounou la remplacent dans ses tâches ménagères (« Elle a quitté son mari. — Non ! — Attends, ça c’est du réchauffé : (…) elle a même quitté sa cuisinière. ») ; masseur (son dos est bloqué) et décoratrice (forcément) s’y rendent aussi. Alice Tate doit, pour pouvoir respirer, briser cette prison dorée, cette pure et luxueuse image.
L’espace se confond ici en effet avec l’image : en témoignent deux autres décors : le pavillon des pingouins au zoo, tapissé d’aquariums qui aplatissant la perspective donnent l’impression d’images projetées sur autant d’écrans, et le bureau de Vicki, la publicitaire, dont un mur est tapissé de téléviseurs qu’elle fait fonctionner en synchronie. Deux murs d’images.
Le rôle du décor est donc d’enfermer. Seul le bouge du docteur Yang, et le petit appartement de la fin, échappent à cette fonction, parce qu’ils sont habités par des êtres qui ont eux-mêmes préalablement échappé à l’enfermement.
C’est aux autres moyens d’expression du cinéma que Woody Allen confie le rôle d’aider le personnage à se libérer : les éclairages, qui suffisent à esquisser un flash-back dans le cabinet du docteur ; le montage, qui modifie par degrés le décor d’une rêverie opiacée ; les effets spéciaux, simples et archaïques (caches, surimpressions) mais parfaitement adaptés à ce qu’ils prétendent montrer : Woody Allen les réutilisera, pour beaucoup, quoique avec moins de grâce à mon goût, dans Tout le monde dit I love you. C’est le docteur Yang qui orchestre ces échappées fantaisistes qui rendent le film si délicieusement imprévisible : la première, je crois — mais je peux me tromper — des figures de charlatans, de ratés et d’escrocs, d’artistes doués mais déchus, auxquelles Allen ne cessera plus par la suite de s’identifier, du magicien d’Ombres et brouillard au second meilleur guitariste du monde d’Accords et désaccords. Enfin, l’apparition de mère Teresa, des images documentaires de Calcutta empruntées à Louis Malle, brise littéralement la continuité du film. L’image s’est déconstruite. L’enfermement cesse. Comme une autre Alice, l’héroïne est passée de l’autre côté du miroir.
Alice Tate est catholique et semble n’avoir retenu de sa formation religieuse que l’idée d’une loi morale à respecter. Elle permet ainsi à sa vie de n’être qu’obéissance à une série d’injonctions, quelque chose comme un scénario (« Tu ne commettras pas d’adultère, lui dit le fantôme. Mais cette réplique n’est pas de moi, je l’ai lue quelque part. »). Un Allen généralement sceptique sur la religion lui laisse ici le choix : la rejeter (choix logique d’un personnage allénien) ou se la réapproprier, comme partie intégrante d’une personnalité elle-même tout juste recouvrée. Woody Allen la laisse au seuil d’une nouvelle vie, dans le présent perpétuel du moment de grâce quotidienne sur lequel se clôt brutalement le film. Impossibilité d’assurer un avenir, ou commencement de l’éternité ? Alice, le plus beau rôle peut-être de Mia Farrow, est une véritable exception dans le petit monde de l’auteur de Manhattan : un personnage qui aspire explicitement à la sainteté, et dont le créateur ne désespère pas.
Etienne Mahieux
- FICHE TECHNIQUE
Durée : 1h42
Date de sortie : 06 Février 1991
Scénario : Woody Allen
Production : Robert Greenhut, Jack Rollins, Charles H. Joffe
Décors : Santo Loquasto
Photographie : Carlo di Palma
Premier assistant : Thomas A. Reilly
Montage : Susan E. Morse
Musique : Sonny Rollins, Jackie Gleason, Gerardo Rodriguez, Thelonious Monk…
- DISTRIBUTION
Joe Ruffalo : Joe Mantegna
Douglas Tate : William Hurt
Docteur Yang : Keye Luke
Ed : Alec Baldwin
Nina : Robin Bartlett
Dorothy : Blythe Danner
Nancy Brill : Cybill Shepherd
La muse : Bernadette Peters
La mère d’Alice : Gwen Verdon
Vicki : Judy Davis
Ken : David Spielberg
Sid Moscowitz : Bob Balaban
La décoratrice : Julie Kavner
Le professeur : James Toback
Le mannequin : Elle Macpherson
Une invitée : Lisa Marie
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