Le Vent se lève, de Ken Loach * * * *
Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, Le Vent se lève est l’un des plus remarquables jalons de l’œuvre de Ken Loach. Cette fresque de la guerre d’indépendance irlandaise est l’occasion pour lui d’offrir un pendant à Land and freedom, l’histoire âpre et tragique d’une lutte fratricide.
Dans le comté de Cork, en1920, au moment où la lutte armée un groupe de jeunes gens rejoint l’IRA. Parmi eux, un jeune médecin, Damien O’Donovan, semble hésiter plus longtemps que les autres, malgré les exactions dont il est témoin de la part du corps expéditionnaire anglais. Puis il cesse d’hésiter.
Le choix de réaliser un film d’époque, rare de la part de Loach, rapproche immédiatement Le Vent se lève du chef-d’œuvre de son auteur, Land and freedom (1995), chronique bouleversante de la guerre d’Espagne. Et le rapprochement se confirme à la vision de ce nouveau film : de même que les trotskistes du POUM s’opposaient au Parti communiste espagnol sur la politique à suivre — au point que commençait un conflit interne au camp républicain, de même (et presque à la même occasion dramaturgique, débat sur la collectivisation là-bas, sur la mise en place d’une justice indépendante ici) s’opposent au sein du mouvement irlandais les pragmatiques partisans d’un accord de départ avec la Couronne, et les radicaux demandant une indépendance totale, et prêts à poursuivre la lutte armée.
C’est probablement à ce parallèle que songeaient ceux qui, à l’occasion de cette Palme d’Or, ont souligné que Ken Loach était un cinéaste militant qui se servait essentiellement du cinéma pour diffuser ses idées politiques ; mais ils ont par là-même négligé la singularité de ce qui apparaît comme le second volet d’un impeccable diptyque.
Nous avions signalé à l’époque (1) que Land and freedom était un film sur la fraternité ; nous préciserions aujourd’hui : un film où le monde entier s’unissait pour combattre pour une cause. L’échec relaté par Loach aboutissait néanmoins, dans le récit-cadre, à un passage du flambeau aux générations suivantes. A l’inverse, Le Vent se lève (2) est un film sur le déchirement d’un peuple, qui aboutit à une douloureuse impasse ; un film dont le sujet explicite est le déchirement de la fraternité.
En effet, Damien et son frère Teddy rejoignent chacun l’une des deux positions qui déchirent l’IRA au moment du premier traité de paix avec les Britanniques. L’affrontement politique s’incarne donc ici dans un affrontement personnel. Or l’affrontement entre proches, la lutte fratricide, celle de Caïn et d’Abel, d’Etéocle et Polynice, est le sujet tragique par excellence et Loach, généralement partisan d’une dramaturgie brechtienne qui pousse le spectateur à réfléchir, revient (ou parvient) ici à une démarche purement tragique, selon laquelle le spectacle de la destruction doit empêcher la destruction. Le dernier plan du film nous ramène à un espace théâtral, où il ne demeure, le frère survivant parti en poussant sa motocyclette, qu’une femme éplorée, qui devient, au dernier moment allégorique — c’est l’Irlande, c’est Rachel qui pleure ses enfants.
Comment parler de dogmatisme ? Ce qui anime Loach, notamment contre les Anglais, ce n’est pas telle ou telle position — ce que signifient ces scènes de débat passionné, c’est qu’il est difficile de voir clair sur le moment. Le vrai sujet politique est ici la difficulté à sortir de la lutte armée, lorsque celle-ci a trop exigé de ceux qui la pratiquent (aucun des personnages du film n’aime la violence). Si l’Angleterre reçoit un reproche dans Le Vent se lève, ce n’est donc pas tant d’avoir commis telle ou telle violence, c’est d’avoir dressé le frère contre le frère ; c’est d’avoir opéré une rupture anthropologique fondamentale, inadmissible, brisé un tabou fondateur d’humanité.
On pourrait donc signaler à quel point Loach est un magistral cinéaste d’action ; mais ce serait manquer l’essentiel du Vent se lève, film où l’on voit plus d’exécutions capitales que de scènes de combat. Loach parvient à un étonnant réalisme, en laissant à ses comédiens de l’espace pour travailler, équipe et caméra étant souvent placés à distance, et en tournant dans l’ordre, ce qui donne toute son épaisseur humaine au chaos de l’histoire. Prodigue en scènes d’extérieur, Loach filme ses combattants dans la boue de la lande, et le film sent la bruyère, la tourbe et la pluie — mais il exprime aussi la motivation essentielle de ces combattants pour qui la question de la possession de la terre est primordiale.
Pour autant il y a peu de cinéastes aussi pudiques que Loach. La violence permanente du film est affaire de situations, de mouvement et de symboles. On voit une femme tondue, on devine des ongles arrachés dans la pénombre. Les balles fusent mais le sang qui gicle nous est épargné. La puissance de la mise en scène emporte tout, et dérange le spectateur comme le vent secoue l’orge.
(1) Pas de panique. Un admirable contributeur s’est chargé de mettre en ligne toutes les archives. A terme. (Note poussiéreuse du Service desdites Archives).
(2) Titre triomphaliste qui, proche de la lettre de l’original (The Wind that shakes the barley, le vent qui secoue l’orge), en trahit l’esprit. (Note de l’Institut de Linguistique Comparée.)
Pays : Angleterre-Irlande
Durée : 2h07
Date de sortie : 23 Août 2006
Scénario : Paul Laverty
Production : Rebecca O’Brien
Décors : Fergus Clegg
Photographie : Barry Ackroyd
Premier assistant : David Gilchrist
Son : Kevin Brazier
Montage : Jonathan Morris
Musique : George Fenton
Teddy O’Donovan : Padraic Delaney
Dan : Liam Cunningham
Sinead : Orla Fitzgerald
Rory : Myles Horgan
Gogan : William Ruane
Chris : John Crean
Sir John Hamilton : Roger Allam
Dans le comté de Cork, en1920, au moment où la lutte armée un groupe de jeunes gens rejoint l’IRA. Parmi eux, un jeune médecin, Damien O’Donovan, semble hésiter plus longtemps que les autres, malgré les exactions dont il est témoin de la part du corps expéditionnaire anglais. Puis il cesse d’hésiter.
Le choix de réaliser un film d’époque, rare de la part de Loach, rapproche immédiatement Le Vent se lève du chef-d’œuvre de son auteur, Land and freedom (1995), chronique bouleversante de la guerre d’Espagne. Et le rapprochement se confirme à la vision de ce nouveau film : de même que les trotskistes du POUM s’opposaient au Parti communiste espagnol sur la politique à suivre — au point que commençait un conflit interne au camp républicain, de même (et presque à la même occasion dramaturgique, débat sur la collectivisation là-bas, sur la mise en place d’une justice indépendante ici) s’opposent au sein du mouvement irlandais les pragmatiques partisans d’un accord de départ avec la Couronne, et les radicaux demandant une indépendance totale, et prêts à poursuivre la lutte armée.
C’est probablement à ce parallèle que songeaient ceux qui, à l’occasion de cette Palme d’Or, ont souligné que Ken Loach était un cinéaste militant qui se servait essentiellement du cinéma pour diffuser ses idées politiques ; mais ils ont par là-même négligé la singularité de ce qui apparaît comme le second volet d’un impeccable diptyque.
Nous avions signalé à l’époque (1) que Land and freedom était un film sur la fraternité ; nous préciserions aujourd’hui : un film où le monde entier s’unissait pour combattre pour une cause. L’échec relaté par Loach aboutissait néanmoins, dans le récit-cadre, à un passage du flambeau aux générations suivantes. A l’inverse, Le Vent se lève (2) est un film sur le déchirement d’un peuple, qui aboutit à une douloureuse impasse ; un film dont le sujet explicite est le déchirement de la fraternité.
En effet, Damien et son frère Teddy rejoignent chacun l’une des deux positions qui déchirent l’IRA au moment du premier traité de paix avec les Britanniques. L’affrontement politique s’incarne donc ici dans un affrontement personnel. Or l’affrontement entre proches, la lutte fratricide, celle de Caïn et d’Abel, d’Etéocle et Polynice, est le sujet tragique par excellence et Loach, généralement partisan d’une dramaturgie brechtienne qui pousse le spectateur à réfléchir, revient (ou parvient) ici à une démarche purement tragique, selon laquelle le spectacle de la destruction doit empêcher la destruction. Le dernier plan du film nous ramène à un espace théâtral, où il ne demeure, le frère survivant parti en poussant sa motocyclette, qu’une femme éplorée, qui devient, au dernier moment allégorique — c’est l’Irlande, c’est Rachel qui pleure ses enfants.
Comment parler de dogmatisme ? Ce qui anime Loach, notamment contre les Anglais, ce n’est pas telle ou telle position — ce que signifient ces scènes de débat passionné, c’est qu’il est difficile de voir clair sur le moment. Le vrai sujet politique est ici la difficulté à sortir de la lutte armée, lorsque celle-ci a trop exigé de ceux qui la pratiquent (aucun des personnages du film n’aime la violence). Si l’Angleterre reçoit un reproche dans Le Vent se lève, ce n’est donc pas tant d’avoir commis telle ou telle violence, c’est d’avoir dressé le frère contre le frère ; c’est d’avoir opéré une rupture anthropologique fondamentale, inadmissible, brisé un tabou fondateur d’humanité.
On pourrait donc signaler à quel point Loach est un magistral cinéaste d’action ; mais ce serait manquer l’essentiel du Vent se lève, film où l’on voit plus d’exécutions capitales que de scènes de combat. Loach parvient à un étonnant réalisme, en laissant à ses comédiens de l’espace pour travailler, équipe et caméra étant souvent placés à distance, et en tournant dans l’ordre, ce qui donne toute son épaisseur humaine au chaos de l’histoire. Prodigue en scènes d’extérieur, Loach filme ses combattants dans la boue de la lande, et le film sent la bruyère, la tourbe et la pluie — mais il exprime aussi la motivation essentielle de ces combattants pour qui la question de la possession de la terre est primordiale.
Pour autant il y a peu de cinéastes aussi pudiques que Loach. La violence permanente du film est affaire de situations, de mouvement et de symboles. On voit une femme tondue, on devine des ongles arrachés dans la pénombre. Les balles fusent mais le sang qui gicle nous est épargné. La puissance de la mise en scène emporte tout, et dérange le spectateur comme le vent secoue l’orge.
(1) Pas de panique. Un admirable contributeur s’est chargé de mettre en ligne toutes les archives. A terme. (Note poussiéreuse du Service desdites Archives).
(2) Titre triomphaliste qui, proche de la lettre de l’original (The Wind that shakes the barley, le vent qui secoue l’orge), en trahit l’esprit. (Note de l’Institut de Linguistique Comparée.)
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Pays : Angleterre-Irlande
Durée : 2h07
Date de sortie : 23 Août 2006
Scénario : Paul Laverty
Production : Rebecca O’Brien
Décors : Fergus Clegg
Photographie : Barry Ackroyd
Premier assistant : David Gilchrist
Son : Kevin Brazier
Montage : Jonathan Morris
Musique : George Fenton
- DISTRIBUTION
Teddy O’Donovan : Padraic Delaney
Dan : Liam Cunningham
Sinead : Orla Fitzgerald
Rory : Myles Horgan
Gogan : William Ruane
Chris : John Crean
Sir John Hamilton : Roger Allam
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