Les Climats, de Nuri Bilge Ceylan * * * *

Avec ces Climats qui déclenchèrent le débat au dernier Festival de Cannes, Nuri Bilge Ceylan (Nuages de mai, Uzak) a gagné ses galons d’auteur internationalement reconnu. Cette chronique de la décomposition d’une relation amoureuse le justifie amplement : les relations entre les deux personnages sont étudiées par la seule mise en scène, et c’est glaçant.

Isa, la quarantaine, est maître de conférences à l’université. Il entretient une liaison avec Bahar, une jeune femme plus jeune que lui d’une dizaine d’années, qui travaille pour la télévision ; et le film commence lorsque, pour la première fois depuis longtemps, leurs agendas leur ont permis de prendre des vacances ensemble.

Et dès la première scène, Nuri Bilge Ceylan cloue le spectateur dans son fauteuil par la lucidité presque cruelle de son regard. La différence des valeurs de plan (du gros plan au plan large exaltant la splendeur d’un site antique), le jeu des regards (qui ne se croisent pas assez, d’autant que l’œil d’Isa semble vissé à l’objectif de son appareil photo), la mise en place, tout fait s’éloigner les deux amants à une vitesse vertigineuse. Le film ne se départira jamais de cette précision, qui semble employer à des fins d’analyse psychologique la géométrie coupante que Buster Keaton (jadis) ou Elia Suleiman (par les temps qui courent) réservent au burlesque. L’étonnante définition atteinte par les nouvelles technologies vidéo (le film est tourné avec une petite caméra) renforce cette impression de dissection permanente, en mettant en valeur chaque flocon de neige ou chaque goutte de sueur : une telle impression de minutie demeurait inédite depuis le Hamlet en 70mm de Kenneth Branagh (dix ans déjà…). Que ce soit sur l’admirable côte méditerranéenne en été, ou dans l’hiver froid et cotonneux de l’Anatolie, jamais le film ne se laissera aller à un lyrisme réparateur mais probablement trop confortable pour les visées de Ceylan.

C’est donc le regard de la caméra qui raconte l’histoire. Avec les moyens les plus simples, Ceylan met en scène cette rupture comme un thriller. Lorsqu’Isa, assis sur son paillon, se répète, comme une précaution ou comme un fantasme, les mots qu’il pourrait adresser à Bahar pour lui annoncer la fin de leur liaison, un recadrage léger nous révèle soudain la présence effective, et qu’on veut croire un instant fantasmée elle aussi, de la jeune femme dont nous aurions pourtant juré (au téléobjectif, selon le point de vue d’Isa) qu’elle était en train de se baigner. Peu après, Ceylan renouvelle avec autant de maestria le cliché du cinéma moderne qu’est désormais le trajet en scooter.

A quelques exceptions près (il faut parfois se dire les choses en face), les personnages se contentent d’un dialogue absolument quotidien, voire de banalités (jouera-t-on au tennis s’il pleut, y a-t-il des touristes en cette saison) : à l’observateur de tout comprendre, s’il le peut, au delà de l’incommunicabilité qui les sépare. Enfin, le film prend un risque osé mais payant : afin d’éviter de transformer le spectateur en tribunal, Nuri Bilge Ceylan interprète lui-même, avec finesse, humanité et drôlerie, un Isa que les situations évoquées et son comportement rendent strictement imbuvable. Le personnage, dans le même mouvement, est rendu antipathique et sauvé par le cinéaste : pas de discours sur le machisme méditerranéen ni de confession larmoyante ici. La balle au centre.

La force du film tient ainsi en partie au malaise qu’il suscite, tant il nous met les yeux devant des vérités humaines désagréables, et nous maintient la tête en position. Complexé par la différence d’âge qui le sépare de Bahar, Isa l’infantilise sans cesse, fût-ce tendrement : elle devrait mettre sa veste, il fait froid… Mais cette attitude paternelle pourrait cacher le plus grand des égoïsmes (comme le révèle son attitude à la fois violente et joueuse avec son ex, Serap). Quant à elle, beaucoup moins manipulatrice, elle s’enfonce avec une belle ténacité en niant sans cesse sa souffrance pour ne pas perdre la face devant Isa. Ces deux dissimulateurs permettent à Ceylan d’admirables scènes tragi-comiques, dont une comédie des fâcheux dans un car aux fauteuils douillets, qui nous bloque le rire dans la gorge.

Il ne faut probablement pas aller voir Les Climats si l’on a du vague à l’âme. Dans tous les autres cas, il convient de s’y précipiter.

Etienne Mahieux

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Site officiel

  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Turquie
Titre original : Iklimler
Date de sortie : 17 janvier 2007
Durée : 1h41
Scénario : Nuri Bilge Ceylan
Assistant réalisateur : Feridun Koc
Production : Zeynep Özbatur, Fabienne Vonier, Nuri Bilge Ceylan, Cemal Noyan
Photographie : Gökhan Tiryaki
Son : Ismail Karadas, Thomas Robert
Montage : Ayhan Ergürsel, Nuri Bilge Ceylan

  • DISTRIBUTION
Isa : Nuri Bilge Ceylan
Bahar : Ebru Ceylan
Serap : Nazan Kirilmis
Mehmet : Mehmet Eryilmaz
Arif : Arif Asçi
Guven : Can Ozbatur
Le chauffeur de taxi : Ufuk Bayraktar
La mère d’Isa : Fatma Ceylan
Le père d’Isa : Emin Ceylan

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