INLAND EMPIRE, de David Lynch * * * *

Le plaisir que l’on prend aux films de David Lynch tient, très souvent, à l’abandon nécessaire du spectateur face à la complexité d’un monde fictif qui semble se déformer sous ses yeux. Inland empire, qui réduit au minimum la part du récit identifiable, est une expérience à la limite, où Lynch réduit au strict minimum la part de l’intrigue classique.

Il s’agit apparemment d’une actrice, Nikki Grace, habitant une luxueuse villa dans les quartiers résidentiels de Hollywood (et pourquoi pas sur Mulholland Drive…), qui décroche un rôle important pour sa carrière. Le tournage commence, sous la direction de Kingsley Stewart. Lynch montre en alternance ce tournage et des scènes du film tourné, une histoire d’adultère qui présente des échos avec la propre vie de Nikki. On apprend petit à petit qu’il s’agit d’une nouvelle tentative de tourner un film dont la réalisation avait été interrompue par une sorte de malédiction. Pendant ce temps, en Pologne, une jeune femme tourmentée suit à la télévision le film tourné par Nikki… et parfois aussi, semble-t-il, la vie de Nikki elle-même…

Alors que nous avions l’habitude de cesser de chercher une explication dans les trente dernières minutes des films de Lynch, ici, l’exercice perd très vite de son sens. La réalité et la fiction se contaminent, ainsi que les intrigues californienne et polonaise. Le film, comme Mulholland drive, tire son titre du nom d’un quartier de Los Angeles, mais il désigne également, au sens propre, un « empire intérieur » et il apparaît assez vite que les protagonistes féminines n’existent que dans le cerveau de l’une d’entre elles… mais laquelle ? La fin du film donnera une possibilité de réponse à cette question, mais une réponse pas nécessairement définitive, puisque la toute dernière séquence, sur laquelle se déroule le générique de fin, voit apparaître d’autres figures qui n’avaient été qu’évoquées par le dialogue, et donne la nette impression que le film pourrait continuer à l’infini. Pourquoi Inland empire n’est-il pas absolument un chef-d’œuvre ? Peut-être en raison de cette impression de roue libre — peut-être qu’au fond le cinéma de Lynch s’accommode très bien des structures narratives classiques qu’il utilise généralement, et qu’il y gagne en puissance fantastique, en capacité de perturbation.

Ici, en effet, le cinéaste a construit son film petit à petit, au fil d’improvisations menées en équipe très réduite avec Laura Dern (impressionnante) et une caméra vidéo absolument banale (le film joue de la faiblesse de la définition de l’image). A la fin de l’aventure, Lynch a tourné les scènes dont il avait encore besoin avec le secours d’une équipe classique. Ce qu’il perd en puissance dramatique, il l’a gagné, c’est certain, en termes de liberté de l’imagination. Dans cette variation sur Lewis Carroll où, une fois Nikki passée de l’autre côté du miroir (et même avant, dès les séquences d’ouverture), tout semble pouvoir arriver, Lynch lui-même semble capable de tout filmer, et de tout combiner : la comédie musicale et le film d’horreur, le style de Lars von Trier et celui d’Alexandre Sokourov, la cérémonie de la fiction et la sécheresse du documentaire. Les différentes valeurs d’objectifs déforment l’espace et les visages : un fondu enchaîné entre deux de ses expressions nous révèle, par exemple, que l’on n’avait pas reconnu Julia Ormond, et cette identité de deux personnages constitue un rebondissement à elle toute seule.

Le film constitue donc à la fois un parcours émotionnel et psychologique, celui de l’héroïne (qui est-elle… ?) et celui du spectateur, et une réflexion sur le cinéma. La situation de mise en abyme qui permet de fausses fins, le prestige ambigu du personnage du metteur en scène, joué de façon tout à fait quotidienne par un Jeremy Irons pas moins magnétique pour autant, le choix de tourner à Lodz, capitale cinématographique de la Pologne, plutôt qu’à Cracovie ou à Varsovie, et bien sûr à Hollywood, tout cela nous incite à réfléchir sur l’image, ses prestiges et ses pouvoirs. Que Lynch ait renoncé à l’élégance néoclassique de son style, au profit d’une image arrachée à l’improvisation, et dont la simple lisibilité est parfois problématique, n’est pas anodin. Le narrateur qu’il est ne nous mène pas moins par le bout du nez, et le plasticien qu’il est également (et dont les œuvres sont actuellement exposées à la Fondation Cartier) y trouve l’occasion d’un rapport à la représentation plus torturé ; on peut penser à Bacon, qu’il admire, quand un détourage « bave » ses pixels sur le visage défiguré de Laura Dern.

Il faut, un jour où vous n’avez pas de rendez-vous urgent ni de souci fiscal, et où vous êtes disposé à rentrer dans le monde infiniment riche de David Lynch, courir à cet Inland Empire qui semble né pour exercer vos regards.

Etienne Mahieux

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  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis
Durée : 2h52
Date de sortie : 07 février 2007
Scénario : David Lynch
Production : David Lynch, Mary Sweeney
Décors : Christine Wilson, Wojciech Wolniak
Photographie : David Lynch, Odd-Geir Saether
Son : Dean Hurley, David Lynch
Montage : David Lynch
Musique : Krzysztof Penderecki

  • DISTRIBUTION
Nikki Grace / Susan Blue : Laura Dern
Kingsley Stewart : Jeremy Irons
Devon Berk / Billy Side :Justin Theroux
Le mari : Peter J. Lucas
Doris Side, la femme au tournevis : Julia Ormond
La jeune polonaise : Karoline Gruszka
« Le fantôme » : Krzysztof Majchrzak
La visiteuse : Grace Zabriskie
Freddie Howard : Harry Dean Stanton
Marilyn Levens : Diane Ladd
Henry : Ian Abercrombie
Un speaker : William H. Macy
Une autre visiteuse : Mary Steenburgen
Apparition fugace : Nastassja Kinski
Apparition fugace et voix d’un lapin : Laura Harring
Voix d’un lapin : Naomi Watts
Pianiste subliminal : Ben Harper

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