Le Dictateur, de Charles Chaplin (1940) * * * * *
Lorsque Chaplin se lance dans Le Dictateur, à la fin des années 1930, il est au sommet de sa célébrité et de son pouvoir économique. Blessé par des libelles antisémites, amusé par la ressemblance entre sa moustache et celle de Hitler — qui partage avec lui de nombreux traits biographiques — il entreprend, seul et contre l’avis majoritaire de Hollywood, un combat singulier contre le dictateur nazi. Son arme : le rire.
Le film commence à la fin de la Première guerre mondiale, où un petit barbier juif se distingue par pure serviabilité. Rendu amnésique par le crash de l’avion qui le transporte, il passe les quinze années suivantes dans un hôpital psychiatrique. Pendant ce temps, son pays, la Tomainie, tombe sous la coupe d’un féroce dictateur moustachu, Adenoid Hynkel. Lorsque le barbier, assimilable à Charlot dont il possède la garde-robe et la démarche en canard, s’échappe de l’asile, pour retrouver sa boutique et ses voisins, il s’aperçoit que le quartier juif est devenu un ghetto où des miliciens à la solde du régime se livrent à des exactions quotidiennes.
Comme tous les régimes autoritaires depuis fort longtemps, le nazisme tâchait de créer une fascination esthétique. Les films de Leni Riefenstahl, comme Le Triomphe de la volonté, consacré au congrès de Nuremberg littéralement mis en scène par la cinéaste, avaient amené nombre de braves gens, dans le monde entier, à conclure que tout cet ordre, voire toute cette beauté, témoignaient des qualités du régime. L’objectif de Chaplin, qui se place sur le même terrain que Riefenstahl, est d’anéantir cette fascination sous le ridicule. Reprenant parfois des gags issus de ses courts métrages, ou restés dans les chutes de la table de montage, il fait du Dictateur une sorte de somme de son travail. Evidemment, il parodie les films de Riefenstahl, et fait dérailler le cérémonial nazi : Hynkel tombe des escaliers, prend dans ses bras un bébé dont la couche ne semble pas très propre. Lorsqu’il se rend à la gare pour accueillir le dictateur du pays voisin, le train avance, puis recule, renversant ses propres passagers et obligeant les officiels et le tapis rouge à courir sur le quai de la gare.
Le film est basé sur la ressemblance entre le dictateur et le barbier (et au-delà, sur la ressemblance entre les deux petits bruns que sont Hitler et Chaplin). Ce n’est pas la première fois que Chaplin donne à Charlot un sosie : déjà dans La Classe oisive celui-ci ressemblait à son inverse, un bourgeois mélancolique ; mais la réflexion sur le monde de Chaplin a pris de l’ampleur : le contraire absolu de Charlot, c’est Hitler. Mais Hitler sera ridicule comme Charlot, et ses comparses aussi, derrière des pseudonymes burlesques (Goering devient Herring, « hareng » et Goebbels, Garbitsch, qui se prononce comme l’anglais garbage, « ordures »). Premier film à attaquer frontalement le nazisme, il n’évoque pas la Shoah : la Solution finale n’est pas encore engagée par Hitler. Chaplin, en accord avec ce qu’il peut savoir, présente donc des pogroms et des camps de concentration au sens classique du terme, c’est-à-dire des camps de travaux forcés (1).
La mise en scène de Chaplin, au départ conçue comme le cadre rigoureux de ses merveilleuses pantomimes, témoigne ici d’une évolution et d’une maturité impressionnantes ; il utilise de façon rigoureuse et lumineuse les possibilités techniques de Hollywood. Les travellings mettent en valeur la réaction des personnages, ou célèbrent l’abondance d’une terre promise. Plongées et contre-plongées permettent de tirer le meilleur parti des décors. Dans les vastes espaces vides du palais de Hynkel vivent des êtres stéréotypés au comportement mécanique pas si éloigné de celui de l’ouvrier des Temps modernes (le mécanisme est chez Chaplin la marque de l’aliénation, et cela culmine ici dans la scène du camp de concentration). Miliciens, secrétaires, dignitaires se ressemblent tous. Dans l’espace tortueux du ghetto, où se multiplient les escaliers divergents, des personnages chaleureusement typés (la fin du film évoque même le lyrisme de Ford ou de Wyler) agissent avec fantaisie (danse de Charlot sur le trottoir…) et se caractérisent, au contraire, par leur capacité d’adaptation à la situation (Paulette Goddard, merveilleuse Hannah que je n’ai pas encore évoquée, planquée au premier étage, assomme à coups de poêle des miliciens impuissants à l’arrêter).
Le Dictateur est le premier film véritablement parlant de Chaplin. Les Lumières de la ville (1931) comportait des gags enrichis par la bande sonore (Charlot y avalait un sifflet), et quelques phrases de dialogue figuraient dans Les Temps modernes, où le vagabond y allait de sa chansonnette en sabir. Le Dictateur est, en revanche, basé sur un scénario entièrement dialogué ; le son et la parole, qui ne vont jamais de soi chez Chaplin, y deviennent partie intégrante de son arsenal. Le cinéaste joue sur le contraste des langues (l’anglais et un « tomainien » qui dérive du… yiddish), les expérimentations sonores, et le passage ambigu de la parole haineuse de Hynkel, qui parodie avec génie les envolées oratoires de Hitler, aux onomatopées (le célèbre « Schtonk » !) et enfin à la quinte de toux. Certaines scènes où le dialogue n’est pas nécessaire relèvent encore de l’esthétique de la pantomime muette. Brahms et Wagner accompagnent le mouvement de séquences magnifiquement chorégraphiées, dont celle où Hynkel joue avec un ballon représentant le globe terrestre. La beauté du ballet, auquel l’explosion du ballon porte une fin brutale, est l’emblême même du mouvement du film : un coup d’arrêt mis à la fascination esthétique. Il n’en reste pas moins que Charlot parle, et qu’à la fin, dans un discours qu’il a l’occasion de prononcer à la place de Hynkel, il devient le porte-parole de Chaplin lui-même, qui se superpose à lui à l’écran. Dès lors, c’est la fin de Charlot, qui ne figurera plus dans les films ultérieurs de son auteur.
Après la guerre, Le Dictateur pèsera lourd dans le dossier que la commission McCarthy instruira contre un Chaplin soupçonné de communisme…
(1) Avant de poster un commentaire furibard, sachez que Hitler a détourné la notion de « camp de concentration ». Voyez.
Titre original : The Great dictator
Durée : 2h
Date de sortie : 01 avril 1945
Scénario : Charles Chaplin, Dan James (crédité comme assistant)
Assistant réalisateur : Wheeler Dryden, Bob Meltzer
Production : Charles Chaplin
Décors : J. Russell Spencer
Photographie : Karl Struss, Roland Totheroh
Son : Percy Townsend
Montage : Willard Nico
Musique : Charles Chaplin
Hannah : Paulette Goddard
Schultz : Reginald Gardiner
Garbitsch : Henry Daniell
Herring : Billy Gilbert
M. Jaeckel : Maurice Moscovich
Mmme Jaeckel : Emma Dunn
M. Mann : Bernard Gorcey
Benzino Napaloni : Jack Oakie
Mme Napaloni : Grace Hayle
Spook : Carter DeHaven
M. Agan : Paul Weigel
Un client du barbier : Chester Conklin
Un milicien : Hank Mann
Le traducteur : Wheeler Dryden
Le film commence à la fin de la Première guerre mondiale, où un petit barbier juif se distingue par pure serviabilité. Rendu amnésique par le crash de l’avion qui le transporte, il passe les quinze années suivantes dans un hôpital psychiatrique. Pendant ce temps, son pays, la Tomainie, tombe sous la coupe d’un féroce dictateur moustachu, Adenoid Hynkel. Lorsque le barbier, assimilable à Charlot dont il possède la garde-robe et la démarche en canard, s’échappe de l’asile, pour retrouver sa boutique et ses voisins, il s’aperçoit que le quartier juif est devenu un ghetto où des miliciens à la solde du régime se livrent à des exactions quotidiennes.
Comme tous les régimes autoritaires depuis fort longtemps, le nazisme tâchait de créer une fascination esthétique. Les films de Leni Riefenstahl, comme Le Triomphe de la volonté, consacré au congrès de Nuremberg littéralement mis en scène par la cinéaste, avaient amené nombre de braves gens, dans le monde entier, à conclure que tout cet ordre, voire toute cette beauté, témoignaient des qualités du régime. L’objectif de Chaplin, qui se place sur le même terrain que Riefenstahl, est d’anéantir cette fascination sous le ridicule. Reprenant parfois des gags issus de ses courts métrages, ou restés dans les chutes de la table de montage, il fait du Dictateur une sorte de somme de son travail. Evidemment, il parodie les films de Riefenstahl, et fait dérailler le cérémonial nazi : Hynkel tombe des escaliers, prend dans ses bras un bébé dont la couche ne semble pas très propre. Lorsqu’il se rend à la gare pour accueillir le dictateur du pays voisin, le train avance, puis recule, renversant ses propres passagers et obligeant les officiels et le tapis rouge à courir sur le quai de la gare.
Le film est basé sur la ressemblance entre le dictateur et le barbier (et au-delà, sur la ressemblance entre les deux petits bruns que sont Hitler et Chaplin). Ce n’est pas la première fois que Chaplin donne à Charlot un sosie : déjà dans La Classe oisive celui-ci ressemblait à son inverse, un bourgeois mélancolique ; mais la réflexion sur le monde de Chaplin a pris de l’ampleur : le contraire absolu de Charlot, c’est Hitler. Mais Hitler sera ridicule comme Charlot, et ses comparses aussi, derrière des pseudonymes burlesques (Goering devient Herring, « hareng » et Goebbels, Garbitsch, qui se prononce comme l’anglais garbage, « ordures »). Premier film à attaquer frontalement le nazisme, il n’évoque pas la Shoah : la Solution finale n’est pas encore engagée par Hitler. Chaplin, en accord avec ce qu’il peut savoir, présente donc des pogroms et des camps de concentration au sens classique du terme, c’est-à-dire des camps de travaux forcés (1).
La mise en scène de Chaplin, au départ conçue comme le cadre rigoureux de ses merveilleuses pantomimes, témoigne ici d’une évolution et d’une maturité impressionnantes ; il utilise de façon rigoureuse et lumineuse les possibilités techniques de Hollywood. Les travellings mettent en valeur la réaction des personnages, ou célèbrent l’abondance d’une terre promise. Plongées et contre-plongées permettent de tirer le meilleur parti des décors. Dans les vastes espaces vides du palais de Hynkel vivent des êtres stéréotypés au comportement mécanique pas si éloigné de celui de l’ouvrier des Temps modernes (le mécanisme est chez Chaplin la marque de l’aliénation, et cela culmine ici dans la scène du camp de concentration). Miliciens, secrétaires, dignitaires se ressemblent tous. Dans l’espace tortueux du ghetto, où se multiplient les escaliers divergents, des personnages chaleureusement typés (la fin du film évoque même le lyrisme de Ford ou de Wyler) agissent avec fantaisie (danse de Charlot sur le trottoir…) et se caractérisent, au contraire, par leur capacité d’adaptation à la situation (Paulette Goddard, merveilleuse Hannah que je n’ai pas encore évoquée, planquée au premier étage, assomme à coups de poêle des miliciens impuissants à l’arrêter).
Le Dictateur est le premier film véritablement parlant de Chaplin. Les Lumières de la ville (1931) comportait des gags enrichis par la bande sonore (Charlot y avalait un sifflet), et quelques phrases de dialogue figuraient dans Les Temps modernes, où le vagabond y allait de sa chansonnette en sabir. Le Dictateur est, en revanche, basé sur un scénario entièrement dialogué ; le son et la parole, qui ne vont jamais de soi chez Chaplin, y deviennent partie intégrante de son arsenal. Le cinéaste joue sur le contraste des langues (l’anglais et un « tomainien » qui dérive du… yiddish), les expérimentations sonores, et le passage ambigu de la parole haineuse de Hynkel, qui parodie avec génie les envolées oratoires de Hitler, aux onomatopées (le célèbre « Schtonk » !) et enfin à la quinte de toux. Certaines scènes où le dialogue n’est pas nécessaire relèvent encore de l’esthétique de la pantomime muette. Brahms et Wagner accompagnent le mouvement de séquences magnifiquement chorégraphiées, dont celle où Hynkel joue avec un ballon représentant le globe terrestre. La beauté du ballet, auquel l’explosion du ballon porte une fin brutale, est l’emblême même du mouvement du film : un coup d’arrêt mis à la fascination esthétique. Il n’en reste pas moins que Charlot parle, et qu’à la fin, dans un discours qu’il a l’occasion de prononcer à la place de Hynkel, il devient le porte-parole de Chaplin lui-même, qui se superpose à lui à l’écran. Dès lors, c’est la fin de Charlot, qui ne figurera plus dans les films ultérieurs de son auteur.
Après la guerre, Le Dictateur pèsera lourd dans le dossier que la commission McCarthy instruira contre un Chaplin soupçonné de communisme…
(1) Avant de poster un commentaire furibard, sachez que Hitler a détourné la notion de « camp de concentration ». Voyez.
Etienne Mahieux
- EXTRAIT
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : The Great dictator
Durée : 2h
Date de sortie : 01 avril 1945
Scénario : Charles Chaplin, Dan James (crédité comme assistant)
Assistant réalisateur : Wheeler Dryden, Bob Meltzer
Production : Charles Chaplin
Décors : J. Russell Spencer
Photographie : Karl Struss, Roland Totheroh
Son : Percy Townsend
Montage : Willard Nico
Musique : Charles Chaplin
- DISTRIBUTION
Hannah : Paulette Goddard
Schultz : Reginald Gardiner
Garbitsch : Henry Daniell
Herring : Billy Gilbert
M. Jaeckel : Maurice Moscovich
Mmme Jaeckel : Emma Dunn
M. Mann : Bernard Gorcey
Benzino Napaloni : Jack Oakie
Mme Napaloni : Grace Hayle
Spook : Carter DeHaven
M. Agan : Paul Weigel
Un client du barbier : Chester Conklin
Un milicien : Hank Mann
Le traducteur : Wheeler Dryden
8 Commentaires
6 juin 2008 à 17:35
je suis lycéenne et travaille sur le dictateur de charles chaplin comme sujet de tpe. je tiens à dire que cette page m'a été très utile pour notre analyse filmique mais aussi pour la compréhension globale :D
c'est super, merci beaucoup !
6 juin 2008 à 17:35
De rien ! Je crois pouvoir m'exprimer au nom de l'équipe et dire qu'on est bien contents que ça serve à quelque chose ! :-)
J'espère que ça s'est bien passé (dans l'établissement où je travaille, on faisait passer les tpe mercredi).
6 juin 2008 à 17:36
merci
6 juin 2008 à 17:36
Euh... de rien...
6 juin 2008 à 17:36
merci pour les renseignements
6 juin 2008 à 17:37
Site assez interessant!
Elements importants a remarquer!
Cependant je pense que l'analyse n'est peut être pas tres approfondie! mai merci pour les bases!
Salutations distinguées
6 juin 2008 à 17:37
Il est clair qu'on pourrait en dire beaucoup, beaucoup plus sur le film... mais un livre me semblerait un medium beaucoup plus adapté, et je n'ai ni le talent ni la disponibilité pour l'écrire...
Désolé !
30 décembre 2011 à 14:54
Bonjour je travaille en Histoire des Arts sur cette problémantique :"Comment Charlie Chaplin engage t-il sont art contre Hitler dans le Dictateur?" savez vous si il y a des crtiques de la presse de l'poque s'il vous plait?
Cordialement
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