Le Fantôme de la liberté, de Luis Buñuel * * * * *

Marabout, bout de ficelle… En Espagne, en 1808, un officier napoléonien profane le tombeau d’une belle femme dont le corps est resté intact… Bout de ficelle, selle de cheval… La bonne qui lit l’histoire de l’officier ne s’aperçoit pas qu’un satyre distribue des images louches à la fillette dont elle a la garde… Selle de cheval, cheval de course… Choqué par les images, qui représentent des monuments parisiens, le père de la fillette, qui souffre d’insomnies et d’hallucinations, va consulter un médecin…

Cheval de course, course à pied… La secrétaire du médecin va rendre visite à son père malade et se trouve arrêtée dans une auberge par des inondations… Course à pied, pied de cochon… Dans l’auberge, elle passe la soirée avec un chapelier masochiste, un jeune homme amoureux de sa tante, et quatre moines joueurs de poker.

Le Fantôme de la liberté est l’un des plus beaux films que Luis Buñuel put tourner en France, à la fin de sa carrière, dans des conditions de production inespérées, dues au courage d’un producteur (Serge Silberman), et au succès international du Charme discret de la bourgeoisie, qui venait d’obtenir l’Oscar du meilleur film étranger. Le titre du film se réfère à la première phrase du Manifeste du Parti communiste de Marx : « Un spectre hante l’Europe. »

La liberté qui est ici évidente, c’est celle de Buñuel et de son scénariste Jean-Claude Carrière : réaliser un film narratif sans pour autant raconter une histoire. On se rapproche des structures à tiroir des Mille et une nuits ou des romans du XVIIIe siècle comme le Manuscrit trouvé à Saragosse. Mais Buñuel et Carrière vont encore plus loin. Ici, lorsque l’on croise un nouveau personnage, il est susceptible de nous faire définitivement oublier les précédents, et la plupart des pistes narratives du film sont suspendues sans que l’on en connaisse la fin. On observe quelques exceptions : l’histoire de la petite fille disparue est menée, en deux fois, jusqu’à son terme, et le personnage du commissaire de police intervient à deux reprises ; mais on dirait que ces exceptions ne sont là que pour rendre le film encore plus imprévisible, pour empêcher la structure du scénario d’être mécanique. On trouve même, on l’a vu, une auberge où se rencontrent les figures les plus inattendues. Cette figure littérale de l’ « auberge espagnole » était chère à Buñuel, qui en avait déjà installé une, clairement de l’autre côté des Pyrénées, dans La Voie lactée. Elle est presque, au bout du compte, ce qu’il y a de plus classique dans le film.

A tous ces personnages, il arrive des aventures étranges, soit que les situations défient la logique (ainsi, deux hommes prétendent tous les deux, apparemment en parfaite bonne foi, être le Préfet de police), soit que les images défient la normale (apparition d’un coq dans une chambre à coucher). Mais dans l’esprit véritable du surréalisme, qui voyait la merveille apparaître au cœur du quotidien, les situations les plus extravagantes sont traitées avec le plus grand naturel, alors que les images les plus spectaculaires ne sont pas dénuées d’explications. Buñuel et Carrière font sortir la réalité de ses gonds, et de la logique, mais ils partent de la réalité, et ne veulent pas travailler sans. Une séquence clef, où un homme tire au hasard dans la foule du trentième étage de la Tour Montparnasse, pourrait sortir d’un film de Verneuil. Mais elle n’en est pas moins la représentation de l’ « acte surréaliste le plus simple » défini par Breton dans le Second manifeste.

Les personnages du Fantôme de la liberté sont-ils libres ? La question se pose. Le film affiche une sympathie évidente pour la contestation, tant pour l’assassin-poète que pour les gendarmes qui chahutent en attendant leur instructeur, mais les représentants de l’ordre ou de la morale sont finalement traités avec une certaine tendresse ; et d’institutrices en moines, d’armée (à la chasse au renard) en médecins, les institutions diverses sont très présentes dans le film. Quant aux personnages qui semblent sans lien avec cette problématique, ils apparaissent sans cesse contraints, soit par les événements (les inondations qui bloquent l’infirmière), soit par leur organisme (les insomnies de M. Foucauld, le cancer de M. Legendre). Définitivement, ici, la liberté est celle du regard plus que celle, impossible, de l’action : et le film de commencer et de finir par la répression de révoltes, qui elles-mêmes contestent… la liberté. Les Espagnols du dix-neuvième siècle, les manifestants de la dernière scène partagent le même cri : « Vivan las caenas », vivent les chaînes, à bas la liberté.

Buñuel a par ailleurs toujours récusé l’idée que ses films proposaient des messages cachés, cryptés, ou symboliques. Comme les poèmes de Rimbaud, les films de Buñuel « veulent dire ce qu’ils disent, littéralement et dans tous les sens ». Le spectateur du Fantôme de la liberté, jusqu’au sublime dernier plan, va croiser bon nombre de regards d’animaux, dont les yeux expriment une stupéfaction absolue. Peut-être faut-il se contenter simplement de cette stupéfaction, et y trouver son plaisir. Il y a de quoi : portés de saynète incongrue en sketch hilarant, nous découvrons les mille couleurs du rire en compagnie des savoureux acteurs de la Comédie-Buñuel, une réunion des plus humoristes et des plus poètes des acteurs de seconds rôles de l’époque, de Claude Piéplu à Pierre Maguelon, en passant par Marcel Pérès ou François Maistre. Buñuel nous enseigne dans la joie à dépasser nos automatismes de pensée, en pratiquant une inversion systématique des clichés attendus. Un régal.

Etienne Mahieux


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  • FICHE TECHNIQUE

Pays : France
Durée : 1h43
Date de sortie : 11 septembre 1974
Scénario : Luis Buñuel, Jean-Claude Carrière
Assistant réalisateur : Pierre Lary
Production : Serge Silberman
Décors : Pierre Guffroy
Photographie : Edmond Richard
Son : Guy Villette, Luis Buñuel
Montage : Hélène Plemiannikov

  • DISTRIBUTION
La sœur du premier préfet et la Dame en noir : Adriana Asti
Mme Legendre : Pascale Audret
Le premier Préfet de police : Julien Bertheau
M. Foucauld : Jean-Claude Brialy
La directrice de l’école : Agnès Capri
Le docteur Pasolini : Adolfo Celi
Le premier médecin : Jean Champion
Le président du tribunal : Jacques Debary
La mère du premier préfet : Orane Demazis
Le secrétaire du Préfet de police : Didier Flamand
L’aubergiste : Paul Frankeur
Le père Gabriel : Paul Le Person
L’assassin-poète : Piere Lary
Le chapelier Jean Bermans : Michael Lonsdale
Le brigadier Gérard : Pierre Maguelon
Le professeur : François Maistre
Le jeune moine : Guy Montagné
La bonne des Foucauld : Muni
Le père Raphaël : Bernard Musson
La vieille tante : Hélène Perdrière
Le vieux moine : Marcel Pérès
Le deuxième Préfet de police : Michel Piccoli
Le commissaire : Claude Piéplu
Mme Calmette : Marie-France Pisier
M. Legendre : Jean Rochefort
L’ami du professeur : Jean Rougerie
Le capitaine de dragons : Bernard Verley
Mme Foucauld : Monica Vitti
L’infirmière : Milena Vukotic

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