La Vie privée de Sherlock Holmes, de Billy Wilder (1970) * * * * *

Vous êtes cinéphile, amateur de littérature populaire, francophone, issu d’une classe sociale suffisamment élevée pour avoir accès à Internet, et tout ceci — la simplicité même — se déduit de votre simple lecture de cet article. Vous connaissez donc Sherlock Holmes, le plus grand détective qu’ait connu l’Angleterre, qui selon les mots de son ami le docteur Watson, a « élevé la science de la déduction au rang d’un art ». Mais connaissez-vous le véritable Sherlock Holmes ? l’homme derrière la casquette à double visière, le cœur sous la pèlerine écossaise ? Non ? Ce film est pour vous. (Dans le cas contraire aussi d’ailleurs.)

La Vie privée de Sherlock Holmes aurait dû être un film de trois heures ; Billy Wilder a pu le produire dans des conditions de réelle indépendance, et lui a donné un tour extrêmement personnel, notamment par le biais d’une structure complexe à épisodes. Mais la United Artists, qui devait distribuer le film dans le circuit d’exclusivités prestigieuses qui avait déjà accueilli My fair lady ou les films de David Lean, exigea des coupes drastiques, un massacre qui n’est peut-être plus réparable : on ne connaît pour l’instant que des bribes des scènes coupées, photogrammes, extraits de bande image et de bande son.

Dans son état actuel le film se compose de deux épisodes : un long prologue, inspiré d’une mésaventure réelle de George Bernard Shaw, où Sherlock Holmes doit faire face à une danseuse russe qui voudrait avoir un enfant de lui pour qu’il ait la beauté de l’étoile et l’intelligence du détective ; une deuxième partie nettement plus développée, qui prend la forme d’une enquête policière qui pastiche avec beaucoup d’esprit le déroulement des nouvelles de Conan Doyle. Au menu, des canaris, d’étranges traces longilignes dans la poussière, un ticket de consigne délavé, un déshabillé rose avec des marabouts, et le monstre du Loch Ness. Entre autres.

Leur lien est essentiellement thématique : les interrogations du docteur Watson sur la vie privée de son génial colocataire, et notamment sur son rapport aux femmes. Etrange Holmes ! Volontiers misogyne dans ses propos, apparemment insensible à la souffrance de Gabrielle Valladon qui vient de découvrir le cadavre de son mari et de manquer de se noyer dans la Tamise, il est capable, pour ne pas blesser les sentiments de l’hystérique Madame Petrova, de mettre en danger sa réputation, et celle de Watson, en prétendant former avec lui un ménage homosexuel.

Le film de Wilder est drôle, comme Wilder savait l’être : les coïncidences abracadabrantes rythment avec enjouement l’enquête de Holmes ; les dialogues crépitent, et leur vacherie est rendue plus délicieuse encore par les exquises politesses de l’anglais victorien, ses euphémismes, ses raccourcis laconiques et ses subjonctifs « quite » élégants, un défi à tous les sous-titreurs et tous les doubleurs de la planète. Wilder fait aussi preuve d’un sens du raccourci visuel et sonore qui permet à l’intrigue, ou à la situation, de progresser sans cesse sans avoir à précipiter le rythme : une nouvelle dont le spectateur connaît déjà la teneur circule de bouche de petit rat à oreille de danseur, nous permettant de découvrir sur leurs visages leurs diverses réactions ; Watson lit l’ennui de Holmes, qui le pousse à prendre de la cocaïne, dans la qualité des arpèges qu’il aligne sur son violon… Cet art de l’indice est à l’unisson de celui du détective, qui interprète jusque dans sa vie quotidienne les détails les plus ténus : une plume isolée sur un bureau propre signifie que Mrs. Hudson a fait le ménage.

Pourtant il ne s’agit pas d’une parodie. Si l’intrigue conduit Holmes à recevoir un certain nombre de blessures à son orgueil, et se conclut de façon dérisoire, les enjeux n’en sont pas moins passionnants. Surtout, alors que le scénario est riche de matière comique, Wilder ne cesse d’en esquisser, avec infiniment d’élégance, l’arrière-plan tendre et mélancolique.

Les décors d’Alexandre Trauner et la photographie de Christopher Challis dessinent un monde feutré mais sombre ; les scènes nocturnes abondent, et les scènes diurnes sont souvent noyées dans la pénombre d’un appartement encombré ou d’un club, jusqu’à ce que l’on ouvre les rideaux (un geste récurrent dans le film). On étouffe dans ce petit monde confortable, même lorsque Holmes ne mène pas de peu hygiéniques expériences sur la combustion du tabac.

Le cinémascope permet à Wilder des compositions raffinées, perturbées par des déplacements clownesques ou frénétiques. La finesse des déplacements de la caméra laisse pantois : on découvre de nouvelles délicatesses à chaque vision du film. C’est aussi le moment de dire qu’il s’agit d’une œuvre de mélomane : la musique de Miklós Rósza, sa plus belle partition pour le cinéma sans doute, s’inspire de son propre concerto pour violon, et dialogue sous l’archet de Holmes ou à l’occasion des ballets russes avec de larges extraits, parfois réinterprétés, de Tchaikovski ou de Rachmaninov.

Ce romantisme de la musique révèle celui, secret et profondément enfoui, de Holmes. Face à Colin Blakely, capable d’éclats de gravité, mais expert en glissades burlesques qui l’éloignent généralement jusqu’à la folie du médecin victorien qu’il est censé interpréter, Robert Stephens intrigue remarquablement. Dandy poseur et maniéré, masqué par son personnage public (dont il met l’invention sur le dos de Watson !), il distille la mélancolie réservée d’un Holmes dont on devine qu’il se confine à l’exercice de la logique (discipline où son frère Mycroft le bat pourtant à plates coutures) ou à une attitude chevaleresque et guindée, par crainte de révéler ses sentiments — de même, peut-être, que Wilder se réfugiait derrière son esprit mordant lorsqu’il ne consentait pas, comme ici ou dans La Garçonnière, partant ses deux plus beaux films, à laisser deviner son fonds de tendresse.

Etienne Mahieux


  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Grande-Bretagne / Etats-Unis
Titre original : The Private life of Sherlock Holmes
Durée : 2h
Date de sortie : 29 octobre 1970 (USA)
Scénario : Billy Wilder, I.A.L. Diamond
D’après les personnages de : Sir Arthur Conan Doyle
Assistant réalisateur : Tom Pevsner
Production : Billy Wilder, I.A.L. Diamond
Décors : Alexandre Trauner
Photographie : Christopher Challis
Son : Roy Baker
Montage : Ernest Walter
Générique : Maurice Binder
Musique : Miklós Rósza

  • DISTRIBUTION
Sherlock Holmes : Robert Stephens
Docteur John H. Watson : Colin Blakely
Gabrielle Valladon : Geneviève Page
Mycroft Holmes : Christopher Lee
Nicolai Rogozhin : Clive Revill
Madame Petrova : Tamara Tourmanova
Mrs. Hudson : Irene Handl
La reine Victoria : Mollie Maureen
Le fossoyeur : Stanley Holloway
La femme en fauteuil roulant : Catherine Lacey
Le chef d’orchestre : Miklós Rósza

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