Et la lumière fut, de Otar Iosseliani * * * *

Pour ce film, Otar Iosseliani est allé planter sa caméra au sud du Sénégal, en Casamance, y créant, avec la complicité des acteurs et en s’inspirant des coutumes et des règles sociales locales, une Afrique rêvée et charmeuse, délibérément non ethnographique, plus proche de la parabole que du documentaire, où il peut développer son esprit de fabuliste et sa vision humaniste.

Et la lumière fut : une fable

Le titre Et la lumière fut suivi de la scène du lever de soleil, nous évoque ce fameux « Il était une fois » qui nous fait plonger dans les aventures d’un personnage aux prises avec une réalité pleine de folie. Cette folie se retrouve chez Jacques Tati, le père spirituel d’Otar Iosseliani. « Mais ce n’est pas le personnage de Tati qui est réel et la folie ridicule, c’est le contraire »affirme-t-il. Iosseliani nous conte l’histoire d’un village africain porté par le rythme d’une vie quotidienne qui perpétue les coutumes ancestrales.

Apologie de la vie au grand air, peinture d’un idéal de société, ce film est plus encore l’histoire d’un paradis en train de se perdre. D’ailleurs, Soutoura, le premier mari d’Okonoro, est une allégorie de la liberté et de l’insouciance. Dans cet apologue dichotomique, voire manichéen s’opposent nature et culture, tradition et progrès, liberté et contrainte. Ainsi, tout comme le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, la communauté africaine est corrompue par une société urbaine intéressée. Nous assistons alors à l’exil d’un peuple traditionnel face à une déforestation effrénée. Les allées et venues des camions forestiers interrompent de nombreux rituels : le remariage d’Okonoro, l’appel au rassemblement pour assister au coucher de soleil, une danse nocturne, le rite de reconnaissance d’un enfant, et enfin le départ de Yéré… Le bruit des tronçonneuses ne surprend plus, et peu à peu, le village se laisse envahir par ce mal aussi fascinant par sa technique et ses objets que repoussant par son inhumanité.

Certains villageois insouciants s’amusent de cette immixtion du progrès : les enfants montent dans la Jeep du contremaître, une jeune fille rit aux côtés d’un ouvrier, deux femmes font d’un pneu une bouée, des femmes se disputent un pneu de camion ; tandis que d’autres, plus perplexes, se méfient : ainsi le chef Ladé ne comprend pas cette poignée de main que lui a donné un ouvrier, Yéré interdit à Okonoro de fréquenter Sédou le contremaître, et une dispute entre ouvriers en provoque une autre chez les villageois…

Dans une fable, le Bien rivalise avec le Mal, tout comme la liberté rivalise avec la contrainte. C’est ainsi que Yéré marche vers la ville à la quête de sa femme Okonoro. Il croise les représentants de la Religion, de la Police et de la Politique. Ces trois emblèmes de la civilisation moderne marquent les limites de la liberté et constituent le passage obligatoire au statut de citoyen. Pendant ce temps, la forêt meurt et les habitants fuient le village qui brûle. Des touristes, non loin de là, contemplent bêtement l’incendie et trouvent cela très joli (le réalisateur se met d’ailleurs lui-même en scène). Le titre du film, tiré de la Bible, évoque la déforestation, laissant la lumière puis les flammes envahir le village. En ville, pour survivre, le puisatier a fait des copies de l’idole de Badinia et les vend dans la rue. La fin du film tient compte de morale : la civilisation urbaine, avide d’argent et de progrès, corrompt les peuples indigènes traditionnels, les chasse de leur territoire, les oblige à se convertir au monde du travail. Nous pouvons noter que la dernière scène évoque la première, nous faisant ainsi comprendre que l’Histoire est un éternel recommencement…

En traitant son film comme une fable dramatico-fantaisiste, Iosseliani s’écarte délibérément de l’approche ethnographique. De ce fait, il ne traduit pas le dialecte indigène, et laisse place à l’humour et à la magie.


Un nouveau « cinéma muet » ?

Iosseliani dit de son cinéma qu’il est « un moyen d’expression par le son et les images ». Selon lui, le « Parlant » a détruit la pureté du cinéma. Ainsi, on ne peut pas comprendre un film américain ou japonais sans sous-titres. Il poursuit : « Je suis sûr que pour les indigènes, le film [Et la lumière fut] est plus pauvre, car ils comprennent la langue. Mais pas pour nous qui comprenons le mouvement des images »

Par conséquent, Iosseliani ne traduit pas le langage des villageois, les laissant parler d’eux-mêmes par leur rythme et leur phonétique. De fait, il se libère de la volonté d’omniscience du documentaire brut, et compense l’absence de sous-titres par des intertitres très « cinéma muet » et souvent humoristiques, car selon lui, « Il est permis de s’amuser ».

Le spectateur doit alors cibler son attention sur le son et les images. Nous pouvons donc remarquer des contrastes de sonorités : les conversations animées, les chants traditionnels, les tam-tams, les piaillements des oiseaux s’entremêlent avec le bruit des tronçonneuses, les moteurs des camions, le vrombissement des hélicoptères, les coups de hache… Lors du passage des camions, une petite musique de fête foraine semble exprimer le côté fascinant et attractif de la civilisation moderne.

Iosseliani, donnant beaucoup de sens à l’image, va jusqu’à filmer la magie avec une touche habilement humoristique. Ainsi voit-on Badinia recoudre la tête d’un garçon qui n’en gardera qu’une cicatrice et une légère gêne. Plus tard, la même Badinia priera l’idole de faire venir la pluie afin de rendre fonctionnel le puits qu’a creusé Bouloudé. Enfin, Okonoro possède le pouvoir instantané de chasser des femmes désagréables par un souffle hyper-puissant. Ces phénomènes surnaturels et emprunts d’humour, représentent la réalité d’une communauté croyant en ses pouvoirs magiques et en la force de volonté. Iosseliani fonde sa démarche cinématographique sur le respect de la tradition et des croyances, donnant au film un aspect authentique et humaniste.


Une communauté matriarcale et traditionnelle

Otar Iosseliani assume un regard foncièrement exotique tout en ajoutant des éléments déroutants tels que la magie ou le matriarcat, ce qui confère au film une certaine originalité. En choisissant de dépeindre une société vigoureusement matriarcale, il s’éloigne des clichés et nous montre une réalité peu représentée par le cinéma ethnographique, une réalité décalée et surprenante. Ainsi, les femmes, sortes d’amazones mamelues, chassent à l’arc, se disputent les hommes, quittent leur mari, se font laver, elles ont quasiment tous les pouvoirs ; quant aux hommes, ils lavent le linge dans un marigot, obéissent à leurs épouses, paraissent soumis et dévoués mais sont quelquefois lâches et immatures, notamment quand l’un d’eux tente de fuir discrètement deux prétendantes jalouses… Seul Soutoura échappe aux obligations : paresseux de nature, il passe son temps à dormir sous un arbre qui lui offre de temps en temps un fruit pas toujours mûr… Vivant au gré du temps, délaissé mais solitaire et autarcique, il est le plus libre du village.

Hommes et femmes évoluent souvent de manière séparée : afin de décider du remariage d’Okonoro, les femmes se concertent, Badinia transmet le message à un enfant qui va le dire aux hommes. Ceux-ci se concertent à leur tour, Ladé transmet la réponse à un enfant qui va le dire aux femmes. Aussi, lors de la naissance d’Imana, les hommes doivent rester à l’écart et attendre le retour des femmes et du nouveau-né. Le rituel implique presque toujours une séparation des sexes. En revanche, la vie quotidienne réunit : ainsi, Bouloudé séduit Kotoko grâce à son émouvante maladresse digne d’Harpo Marx, Okonoro ne cesse de changer de partenaire, et la jeune Lazra poursuit sa « proie »pour l’amener dans sa case…

Iosseliani s’inspire des coutumes locales pour recréer une Afrique traditionnelle. Ainsi, l’un des rituels les plus émouvants du film est celui de la naissance d’Imana. Comme cette enfant porte le nom d’une vieille femme du village, celle-ci doit mourir. Une adolescente parée vient l’en avertir. La vieille monte sur un cheval étique qui disparaît dans la forêt et revient seul. L’adolescente pleure d’avoir rempli sa terrible mission mais Kotoko, la fille de la morte la console. Naissance et mort se passent au cœur de la forêt mystérieuse… D’ailleurs la communauté vit en osmose avec une nature luxuriante et énigmatique : les habitants se lèvent avec le soleil, chassent, pêchent, côtoient des crocodiles aussi dociles que ceux de Tintin au Congo, ils se réunissent pour assister au spectaculaire coucher de soleil ; en définitive, ils sont un élément de la nature.


Cette communion entre l’homme et la nature est finalement pervertie par le Progrès. De nombreux critiques de cinéma reprochent à Iosseliani sa position « passéiste »et « anti-progrès », mais ils oublient que la déforestation et l’exil de peuples indigènes existent encore… Plus qu’une fable humaniste, Et la lumière fut est un hymne à la liberté, un nouveau regard sur l’Afrique. Otar Iosseliani signe là une œuvre remarquable qui vaut bien le Grand Prix du Festival de Venise.


Judith Delvincourt

  • FICHE TECHNIQUE
Réalisation, scénario, dialogues : Otar IOSSELIANI
Directeur de la photographie : Robert ALAZRAKI
Montage : Otar IOSSELIANI, Ursula WEST, Marie-Agnès BLUM
Musique : Nicolas ZOURABICHVILI
Décor : Yves BROVER
Son : Alix COMTE
Production : Les Films du Triangle, La Sept, Direkt film Rai uno
Distribution : Forum distribution
Pays de distribution : Allemagne,France,Italie
Durée : 100 minutes
Année : 1989
Format : 35 mm

  • DISTRIBUTION
Okonoro, celle qui quitte ses maris : Saly BADJI
Soutoura, son premier mari paresseux : Souleimane SAGNA
Yéré, son deuxième mari : Alpha SANE
Badinia, la vieille guérisseuse : Sigalon SAGNA
Ladé, le chef, mari de Badinia : Moussa SAGNA
Sédou, le contremaître : Oswaldo OLIVEIRA

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5 Commentaires

Ouaihébin, tout ça ne vaut pas un bon petit Iosseliani avec le café de 14 heures...

Tu vas voir quoi ?

Ah, mais rien du tout... Je méditais juste sur les gens qui font des blogs juste pour être bien classés dans les stats (donc pour qu'on sache qu'ils font un blog).
C'est, je crois, la première fois qu'on a un commentaire de quelqu'un qui n'a manifestement même pas regardé de quoi parlait l'article au-dessus. :-)

Hélas...
Mais c'est ma faute, j'ai référencé LPS sur un site qui s'appelle Boosterblog et qui regorge de petits jeunes avides de "comms" et de points (d'où le "+5").
Peut-être y aura-t-il dans le lot des personnes intéressées par le cinéma ?... :o/

Ou alors on se lance dans la critique de blogs ? :oD

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