Phénomènes, de M. Night Shyamalan * * * *

Phénomènes est peut-être le moins bon film de M. Night Shyamalan, du moins dans l’optique du cinéma de divertissement, voire dans celle de la Commission supérieure technique. C’est donc l’occasion de faire revivre un instant la « politique des auteurs » à l’ancienne. Quels qu’aient pu être les démêlés du cinéaste avec le studio commanditaire, ses inquiétudes ou ses erreurs, Phénomènes est un film de M. Night Shyamalan, c’est-à-dire : original, poétique et précieux.

Un beau jour, à Central Park, promeneurs et flâneurs se retrouvent frappés d’aphasie, cessent de marcher voire se déplacent à reculons, et finalement sont pris de pulsions suicidaires. On croit bien entendu à une attaque terroriste, à une nouvelle arme chimique qui perturberait l’instinct de conservation des victimes. Mais à mesure que la menace se répand sur des villes de plus en plus petites, dont aucun terroriste n’a vraisemblablement jamais entendu parler, Elliot Moore, professeur de biologie qui cherche à se réfugier à la campagne en compagnie de sa femme, d’un ami et de la fille de celui-ci, comprend qu’il faut chercher une autre explication…

Le titre français banalise l’original The Happening, difficile à traduire il est vrai, mais qui éveille bien sûr des échos du côté de l’art contemporain. « The Happening », c’est l’événement, mais l’événement en train de se vivre, et non pas rétrospectif. Ce pourrait être un résumé de l’art de l’ « inquiétante étrangeté » qui est celui de M. Night Shyamalan : celui d’évoquer ou de provoquer la sidération face à l’inattendu en train de se produire.

Le film est attaqué ; il faut donc le défendre. Prenons-le par le plus surprenant de la part de l’orfèvre de Sixième sens : des cadres parfois mous, une photographie grisâtre et même, à l’occasion, floue, une lumière parfois vacillante aux bords de l’image. Qu’est-ce à dire ? On se frotte les yeux ; mais on s’aperçoit que le flou intervient justement dans des scènes de mort violente. Au bout du compte, l’image donne l’impression d’une sorte de dissolution ; la patine d’une copie de série B — après Tarantino ou Spielberg, Shyamalan puise son inspiration dans les films fauchés des années 1950 — ou de façon plus dangereuse, d’un film retrouvé après la fin de l’humanité.

La logique de la série B gouverne effectivement le projet esthétique du film. Comme jadis Tourneur, Shyamalan a décidé de nous inquiéter (plus que de nous faire peur, mais par contre, profondément) avec rien. Les personnages fuient la ville ; bientôt, de petits groupes errent dans la campagne de la Pennsylvanie. Le danger est impalpable, et finit par se confondre avec son absence : la nature est à la fois une présence menaçante, et un lieu accueillant et élégiaque ; même les beaux et menaçants plans de vent sont peut-être des leurres. En cinéaste hollywoodien, Shyamalan ne peut pourtant éviter de représenter la violence, et parvient à l’équilibre entre les deux inévitables pulsions du spectateur : tout voir (le bras arraché, le type qui passe sous la tondeuse, le sang qui gicle) et ne rien voir. Le rôle du son, du hors champ, de la mise au point (sur le visage d’un acteur pendant que des cadavres pendent aux arbres à l’arrière-plan), de la durée d’un plan où l’on ne voit pas grand-chose mais où l’on craint d’en voir plus, tout cela apporte au film une très grande force de suggestion. Il n’est donc pas très effrayant (un mauvais point pour la Twentieth Century Fox) mais vraiment éprouvant (un bon point pour Shyamalan). Je salue notamment un plan spectaculaire dont le protagoniste est un revolver qui passe de main en main. Sonnés, dépassés par la catastrophe (comme le soldat Auster, soudain investi de l’autorité militaire et politique), les personnages sont interprétés subtilement, loin de toute surenchère émotionnelle (ironiquement, le seul à proférer l’inévitable « Oh, mon Dieu ! » de tout film américain de ce genre est ici un Français qui s’exprime dans la langue de Molière).

On repère bien sûr des pistes d’interprétation : le scénario sonne comme un avertissement écologiste, une mise en cause de nos civilisations industrielles et technologiques, mais aussi comme une mise en valeur naïve de l’amour face à la haine et tous autres sentiments négatifs. Pourtant une subtile ironie est à l’œuvre. Le propos apparent est extrêmement sérieux, mais de nombreuses situations restent bien trop ambiguës pour être didactiques. Un adolescent pontifiant se révèle incapable d’écouter un conseil de survie ; le modèle rousseauiste incarné par la vieille Mrs Jones est en fait totalement névrotique ; et les héros ne sont sans doute pas sauvés par les nobles motivations de leur coup de folie final, mais peut-être bien par une pure coïncidence. Au début du film, Elliot met en garde ses élèves contre toute envie de confondre les théories humaines, qui cherchent à expliquer les données de l’expérience, et les causes réelles de ces données, qui peuvent demeurer inconnues. Les spectateurs comme les personnages en sont réduits, d’un bout à l’autre du film, à théoriser. Shyamalan filme doucement, en deçà de la théorie et plus profondément, l’angoisse, face à la nature qu’il ne comprend plus, de l’homme, cet animal dénaturé.

Etienne Mahieux

  • BANDE ANNONCE


  • LIENS INTERNET
> Pour les anglophones, un lien vers l’article de Roger Ebert

> Site officiel

  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis / Inde
Durée : 1h31
Titre original : The Happening
Date de sortie : 11 juin 2008
Scénario : M. Night Shyamalan
Assistant réalisateur : John Rusk
Production : Barry Mendel, Sam Mercer, M. Night Shyamalan
Décors : Jeannine Claudia Oppewall
Photographie : Tak Fujimoto
Son : Marko A. Costanzo, George A. Lara, Tod A. Maitland, Wyatt Sprague
Montage : Conrad Buff
Effets visuels : Amit Dhawal, David Ebner
Musique : James Newton Howard

  • DISTRIBUTION
Elliot Moore : Mark Wahlberg
Alma Moore : Zooey Deschanel
Jess : Ashlyn Sanchez
Julian : John Leguizamo
Mrs. Jones : Betty Buckley
Josh : Spencer Breslin
Le soldat Auster : Jeremy Strong
La femme au téléphone portable : Kerry O’Malley
Un promeneur français : Cyrille Thouvenin
Joey : M. Night Shyamalan

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