The Dark Knight, le Chevalier noir, de Christopher Nolan * * *

En réalisant Batman begins (2005), Christopher Nolan avait réconcilié la critique et le public avec l’homme-chauve-souris. C’est fort de ce succès qu’il propose aujourd’hui cette suite extrêmement ambitieuse, dominée par l’interrogation morale et politique, et qui surenchérit sur la noirceur du précédent opus.

Malgré les efforts légaux de l’inspecteur Gordon et ceux, nettement moins réguliers, du mystérieux homme chauve-souris, la pègre continue de faire d’excellentes affaires à Gotham City. Le nouveau procureur, Harvey Dent, compte bien nettoyer la ville, mais c’est sans compter avec un nouveau venu au maquillage de clown, qui se fait appeler le Joker, et qui sème le désordre pour son propre compte, et comme pour l’amour de l’art.

Ce retour du personnage du Joker, qui avait déjà tant marqué dans le Batman de Tim Burton sous les traits histrioniques de Jack Nicholson, signifie que Nolan a vraiment repris la série à son compte personnel ; on remarque aussi une véritable attirance pour les racines du mythe. Le Joker fait ici découvrir sa personnalité comme Batman le faisait dans Batman begins, et comme Harvey Dent, bien malgré lui, le fait dans la deuxième partie de ce Dark knight.

Naturellement, réaliser un Batman pour le compte de la Warner suppose d’assurer le spectacle. Nolan le fait avec un professionnalisme qui est à la limite, parfois, de la désinvolture. Il est difficile pourtant de le prendre en défaut ; la bande sonore massive, spécialité regrettable de James Newton Howard, et les scènes d’action tellement découpillées en petits plans secs qu’elles en deviennent souvent incompréhensibles, ne sont pas des défauts qui lui soient personnels, mais bien plutôt une partie du cahier des charges. Hollywood depuis longtemps maintenant préfère assommer le spectateur que de le laisser comprendre ce qu’il voit, au risque qu’il s’ennuie. The Dark Knight s’inscrit dans une esthétique de l’épuisement du (petit) spectateur dont on comprendra qu’elle n’a pas ma sympathie. Il faut pour échapper à cette fatalité être un cinéaste majeur (Shyamalan, Eastwood…), ou viser le public enfantin. Christopher Nolan n’en est pas encore là, mais il joue avec cet académisme, comme dans une séquence proche du début, où le montage joue à nous laisser longtemps ignorer que nous avons affaire à plusieurs Batman… Il est pourtant doué pour suspendre un mouvement, laisser planer silencieusement une aile de chauve-souris, créer un rythme syncopé fait de mouvements déchaînés et de pauses contemplatives.

Ce qui rend le film intéressant, et mieux que cela, c’est d’ailleurs que Nolan n’a pas seulement décidé de nous épuiser en jouant au stroboscope mais, de façon beaucoup plus profonde et courageuse, en faisant de The Dark knight un vrai film noir, où les pires cloaques sont dans l’âme humaine, et non dans les faubourgs douteux de Gotham. L’intrigue comme la mise en scène recherchent le plus grand réalisme possible ; on est presque, parfois, dans une sorte de réinterprétation rationaliste de la bande dessinée. Le titre souligne la symétrie entre les personnages de Batman et de Dent, le chevalier noir et le chevalier blanc, le justicier incompris mais qui s’est mis hors-la-loi tout seul et le procureur ambitieux qu’on sent tenté de déborder le cadre légal. Tous deux posent la question éternelle de la fin et des moyens, de la nécessité ou non d’une réaction dure face à la force chaotique qu’est le Joker, nihiliste désespéré qui multiplie les situations de double bind monstrueux et parie inlassablement sur les pires instincts de l’homme. Dent évoque fort à propos la fonction de dictateur dans la République romaine. Bref, pour quitter les généralités et les exemples antiques, face à Al Qaida / Le Joker, peut-on justifier Guantanamo ?

La réponse du film n’est pas plaisante mais je ne pense pas qu’on puisse la qualifier de néoconservatrice. En effet on chercherait en vain dans The Dark knight une théorie de la réaction violente, ni la moindre trace de populisme (les calculs politiques sont montrés avec lucidité mais sans vertueuse indignation, de façon assez machiavélienne). Simplement, Nolan n’élude pas le très lourd prix payé pour rétablir la justice, en l’occurrence, pour le public comme pour les personnages, la disparition prématurée d’un personnage attachant. Enfin, sans révéler le dénouement, on peut indiquer qu’il choisit de mettre en avant le droit et la démocratie, tout en les truquant. Comme dans Liberty Valance, on imprime la légende, délibérément, même si elle signifie la mise au ban (volontaire) de l’innocent ; mais Nolan n’a pas l’ironie de Ford ; la légende est nécessaire en tant que mythe inspirateur d’un futur meilleur. On est donc plutôt dans la perspective de l’Electre de Giraudoux : « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? (…) Cela s’appelle l’aurore. » Le dialogue du film rencontre d’ailleurs explicitement, à un moment, la prose giralducienne.

Pour réussir un film noir, il faut aussi réussir l’incarnation de ses personnages. Et pour une aussi grosse machine, The Dark knight surprend par la finesse de son interprétation. Le film est dominé par le d’autant plus regretté Heath Ledger, dont le Joker est terrifiant, non pas seulement en raison de l’histrionisme du personnage, mais par la folie que lui confère un très grand acteur. Pas de déséquilibre pour autant : un scénario volontiers choral permet à ses partenaires de s’imposer. Christian Bale est idoine ; la blonde candeur d’Aaron Eckhart laisse entrevoir, puis se révéler, des abîmes ; Michael Caine est merveilleux de réserve paternelle ; la chaleur humaine de Morgan Freeman, la médiocrité têtue de Gary Oldman derrière ses bacchantes sont irrésistibles, ainsi bien sûr que Maggie Gyllenhaal qui attendrirait le Joker lui-même si c’était possible.
Mais ce n’est pas possible.

Etienne Mahieux

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  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis
Durée : 2h27
Date de sortie : 13 août 2008
Titre original : The Dark knight
Scénario : Christopher Nolan, Jonathan Nolan, David S. Goyer
D’après les personnages de : Bob Kane
Assistant réalisateur : Nilo Otero
Production : Christopher Nolan, Charles Roven, Emma Thomas, Jordan Goldberg, Kevin De La Noy
Décors : Nathan Crowley
Photographie : Wally Pfister
Son : Richard King
Montage : Lee Smith
Effets visuels : Nick Davis
Musique : James Newton Howard, Hans Zimmer

  • DISTRIBUTION
Bruce Wayne / Batman : Christian Bale
Harvey Dent : Aaron Eckhart
Le Joker : Heath Ledger
Alfred Pennyworth : Michael Caine
James Gordon : Gary Oldman
Lucius Fox : Morgan Freeman
Rachel Dawes : Maggie Gyllenhaal
Anna Ramirez : Monique Curnen
L’Epouvantail : Cillian Murphy
Lau : Chin Han
Anthony Garcia : Nestor Carbonell
Salvatore Maroni : Eric Roberts
Mike Engel : Anthony Michael Hall
Le commissaire Loeb : Colin McFarlane
Gambol : Michael Jai White
Le banquier : William Fichtner

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