La Belle personne, de Christophe Honoré * * * *

Notre Président ne perd jamais, c’est désormais bien connu, une occasion d’épingler La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette comme symbole de la culture inutile et poussiéreuse qu’il entend réduire à la portion congrue. Voici la réponse de l’excellent Christophe Honoré.

Suite à la mort de sa mère, la jeune Junie Dechartres arrive en cours d’année au lycée Molière, dans le seizième arrondissement de Paris. Un de ses nouveaux camarades, Otto, sent son cœur chavirer à la vue de la belle en deuil et tente une cour maladroite. Junie s’y prête volontiers, mais c’est qu’elle n’a pas encore rencontré le jeune et charismatique professeur‘d’italien, Jacques Nemours. Cette fois, c’est le vrai coup de foudre ; mais Junie veut rester loyale envers Otto. Les lecteurs de Madame de Lafayette se sentiront en terrain connu, voire auront deviné la fin.

A vrai dire, ce n’est pas une idée tellement nouvelle de moderniser l’intrigue de La Princesse de Clèves. Loin d’être retenue sur le chemin de l’amour par les conventions sociales, la princesse (Junie) l’est bien plutôt par ses doutes intérieurs, lesquels n’ont pas d’âge. Aussi, déjà Manoel de Oliveira (La Lettre) et Andrezj Zulawski (La Fidélité) avaient emprunté, de façon quasiment simultanée, et en changeant eux aussi le titre, le chemin que Christophe Honoré a suivi à son tour.

Rien de très surprenant donc dans la transposition ; l’idée de Christophe Honoré de filmer des adolescents est extrêmement pertinente : ils ont le caractère entier de leur âge et rendent évidente et naturelle l’intrigue de la romancière classique. Par contre, faire de Nemours un professeur n’est qu’à moitié convaincant : la cour de France devenue la cour du lycée n’est peut-être bien qu’un jeu de mots, et le tabou de la relation amoureuse entre enseignant et élève n’est guère exploité par le scénario. Le plus troublant est plutôt de voir Nemours, interprété par le juvénile Louis Garrel, rechercher toutes les occasions possibles de se fondre parmi ses élèves. Le film se déroule dans les beaux quartiers, loin de toute sociologie, et à la limite de la vraisemblance : la discipline est vraiment très relâchée dans cet établissement. Ce n’est donc pas un film sur l’enseignement secondaire ; nous attendrons pour cela de voir Entre les murs.

Mais un lycée, c’est aussi l’endroit où l’on transmet un savoir, où l’on bâtit une culture. Habile trublion, le personnage d’Henri parvient à faire dévier le cours d’histoire de l’origine du protestantisme à la vie sentimentale de l’enseignante, avant de prouver, narquois, que les deux sujets sont liés par un questionnement moral. Pour Honoré, la culture ne se divise pas, de Donizetti aux juke-boxes, de Tomi Ungerer à Mallarmé, de Luther au petit cœur de la prof, il n’y a pas équivalence mais continuité. La gravité du sujet l’oblige à modérer son habituel citationnisme, mais celui-ci resurgit violemment dans une séquence magnifique où Junie croise le regard d’une inconnue qui a les traits de Chiara Mastroianni, la précédente Madame de Clèves du septième art. La scène est une sorte de passage de témoin onirique qui témoigne du cœur même du film : la vérité de l’art dépasse les époques et les générations, elle renaît toujours aussi forte.

Et le plus grand mérite de Madame de Lafayette en la circonstance, c’est, loin de sentir la naphtaline, d’avoir inspiré à Christophe Honoré un film chaud et frais comme une baguette sortant du four.

Dès la première scène de classe, ce qui frappe, c’est qu’il s’agit d’abord d’un film de visages. Loin des courses et des danses des Chansons d’amour, le montage crée des jeux de regards (rêvés ?) entre les visages des jeunes acteurs, filmés en gros plan. L’histoire s’écrit sur les traits, lumineux comme des icônes et vifs comme des lutins, de Léa Seydoux, Louis Garrel et surtout de l’infiniment gracieux Grégoire Leprince-Ringuet. Les postures, elles, sont figées et sculpturales ; ce sont essentiellement celles des amoureux enlacés qui frappent. Autour des personnages aux foisonnants aléas sentimentaux, le sinistre seizième arrondissement et le très délabré lycée Molière — où le matériel lui-même est désuet — forment un décor de grisaille qui incite à se concentrer sur l’essentiel, dans l’intimité de l’image seize millimètres (et même super 8 dans l’un des récits enchâssés). Cette esthétique vient peut-être de la première destination de La Belle personne, qui est le petit écran d’Arte et non les grands écrans de nos campagnes ; Christophe Honoré a su tirer parti de la commande. Le titre, né d’une phrase du roman, souligne à quel point le film fait de l’adolescence une période de rencontre avec la beauté, beauté de l’art et beauté du monde, beauté surtout de la personne désirable, aimable de l’Autre, et qui se révèlent tous sur l’écran du cinéma comme dans les yeux des jeunes gens.

Sa maîtrise d’une grammaire extrêmement diverse (il y a même une séquence chantée) et surtout tant de légèreté de touche et de tendresse permettent ainsi à Honoré d’aller tutoyer ses maîtres ; l’écran devient vibrant d’émotion, et les déchirements des personnages nous traversent, dans toute leur intemporelle pureté.

Etienne Mahieux

  • BANDE ANNONCE



  • LIENS INTERNET
Le site officiel

  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 1h30
Date de sortie : 17 septembre 2008
Scénario : Christophe Honoré, Gilles Taurand
D’après le roman La Princesse de Clèves de : Madame de Lafayette
Assistant réalisateur : Sylvie Peyre
Production : Sophie Barrat, Florence Dormoy, Joëy Faré
Décors : Samuel Deshors
Photographie : Laurent Brunet
Son : Nicolas Bouvet, Guillaume Le Bras
Montage : Chantal Hymans
Musique originale : Alex Beaupain
Musiques additionnelles : Nick Drake, Johann Sebastian Bach, Gaetano Donizetti

  • DISTRIBUTION
Junie Dechartres : Léa Seydoux
Jacques Nemours : Louis Garrel
Otto : Grégoire Leprince-Ringuet
Matthias : Esteban Carvajal-Alegria
Henri : Simon Truxillo
Marie : Agathe Bonitzer
Catherine : Anaïs Demoustier
Nicole : Chantal Neuwirth
Esther : Esther Garrel
Florence Perrin : Valérie Lang
Estouteville : Jean-Michel Portal
Le professeur d’anglais : Dominic Gould
La professeur(e) de russe : Alice Butaud
La documentaliste : Clotilde Hesme
La belle inconnue : Chiara Mastroianni

Partager cet Article:

Facebook Twitter Technorati digg Stumble Delicious MySpace Yahoo Google Reddit Mixx LinkedIN FriendFeed

Blogger

Soyez le premier à commenter cet article !

Enregistrer un commentaire