L’Echange, de Clint Eastwood * * * *
Tiré d’un fait divers des années 1920 qui, apparemment, a laissé quelques traces dans la mémoire américaine, ou du moins californienne, le nouveau film de Clint Eastwood s’écarte du récit policier classique pour nous poser des questions inattendues. On en ressort plus humain.
C’est l’histoire de Christine Collins, une jeune femme presque agaçante à force d’être méritante : mère célibataire — pas évident en 1927, employée appréciée d’un central téléphonique, elle élève son enfant dans l’esprit des pionniers (« on ne frappe jamais le premier »), ce qui doit enchanter le cowboy à la caméra. Un jour, son fils disparaît ; la police de Los Angeles mène l’enquête avec un enthousiasme très relatif, et Christine doit harceler les fonctionnaires pour que l’enquête avance. Un jour pourtant, on retrouve à l’autre bout du pays un jeune garçon correspondant au signalement. Toute la presse assiste à son arrivéee à la gare. Mais dès la première seconde, Christine en est sûre : ce n’est pas son fils
L’Echange est donc adapté, très fidèlement paraît-il, d’une histoire vraie. Le savoir permet d’apprécier certaines situations dans toute leur horreur ou leur absurdité ; et sans doute de pardonner une construction qui pourrait sembler anti-dramatique, le point culminant du film intervenant, je dirais, un peu avant les deux tiers, et laissant place à un épilogue interminable au sens strict (de même que No Country for old men ne pouvait se terminer d’une façon rassurante et satisfaisante). Mais on pourrait l’ignorer que ce ne serait pas si grave, la densité du propos et surtout la splendeur de la mise en scène suffisant largement à maintenir l’intérêt du spectateur.
Le titre original (Changeling) désigne un motif du folklore européen, et notamment celte : l’enfant difforme et inquiétant placé par les elfes dans un berceau à la place d’un petit humain qu’ils ont volé. Que dirait un ethnologue sur ce film ? Je n’en sais rien ; mais on y voit les Etats-Unis se contempler dans le miroir de leurs origines européennes, dans l’espoir sans doute d’y trouver leur propre dimension légendaire. De fait le tueur en série Gordon Northcott, dont la trajectoire croise celle de Christine, figure assez bien l’ogre des contes, avec sa grande hache. Et la ferme isolée qui pourrait bien être le nœud géographique de toute l’intrigue est un décor de western ; les policiers qu’Eastwood y filme ont l’impassibilité marmoréenne des cowboys de Sergio Leone. Une mythologie moderne, mettons celle des romans de James Ellroy (police corrompue, tueurs sadiques…) se substitue à une autre, sur les mêmes lieux.
De plus ce motif du changeling nous rend attentif à la vie intérieure de Christine Collins ; dès lors que son enfant lui est soi-disant rendu, tout dans sa vie relève de l’inquiétante étrangeté freudienne, sa raison se heurtant à ses sentiments maternels ; c’est, me semble-t-il, tout l’intérêt de ce motif, l’enfant substitué étant bien plus troublant (à la fois familier et autre, hein Judith) que l’enfant simplement disparu. De cette inquiétante étrangeté, Christine ne peut être guérie tant qu’il reste une zone d’ombre dans la vérité, d’où la tout aussi étrange construction dramatique. Or la vérité est insaisissable, de même que la justice californienne organise, dans le film, un procès discret pendant que l’attention du public est détournée par un autre, Christine et son avocat passant subrepticement d’une salle d’audience à l’autre. Il y a un procès derrière le procès, un enfant caché derrière l’enfant ; toujours, semble-t-il, des choses derrière les choses, l’inconnu derrière le connu.
Tout est donc mis en place pour troubler et déstabiliser le spectateur. Le point d’appui qu’Eastwood lui propose en revanche ne sera pas pour surprendre les familiers de notre auteur : c’est le travail. Christine se heurte à une police corrompue dont le souci principal semble être de couvrir ses erreurs plutôt que de les éviter. Or elle est aidée, tout d’abord par un prédicateur médiatique, Gustav Briegleb (Malkovich génial à contre-emploi), mais ensuite par cette force éminemment subversive : un fonctionnaire qui fait son métier. Lester Ybarra prend son chapeau, enquête quand il se pose des questions, ne rentre dans aucun parti-pris, et c’est lui qui apporte le début de la vérité à Christine. En passant, voici un sujet de méditation pour notre propre société : à la bureaucratie ivre de son pouvoir, et qui oppose à la violence sauvage du crime une autre violence, légale (l’exécution pénible de Northcott) ou illégale (les internements arbitraires), en tout cas pas meilleure, le film oppose finement, non pas le libertarisme des nostalgiques de l’Ouest, mais le service public comme métier et comme éthique : la vérité tient ici à la compétence d’Ybarra.
Ce dernier est une figure inoubliable, d’abord à cause du charisme de l’acteur Michael Kelly — retenez ce nom —, ensuite à cause de deux gestes qu’Eastwood lui demande. Ybarra entend, d’abord à contrecoeur et par scrupule, le témoignage d’un jeune garçon. Ce que lui raconte ce dernier est hallucinant : la caméra se fixe sur son visage, puis des flashes-back viennent illustrer son propos. Lorsque le montage revient sur Ybarra, nous voyons sa main qui a laissé se consumer sa cigarette sans même secouer la cendre : instantané de sa sidération. Plus tard, à la fin du film, un geste stéréotypé pour saluer Christine — toucher le bord de son chapeau — investit Ybarra de toute la mémoire du cinéma américain, précisément parce qu’il est stéréotypé, et semble réconcilier le pays avec ses idéaux. Si le diable est dans les détails, Eastwood est un metteur en scène diabolique.
Il le prouve d’un bout à l’autre de ce film où son travail est toujours d’une très grande grâce : Christine qui paraît danser dans son appartement dans la scène d’ouverture, qui se déplace à son travail sur des patins à roulettes, paraît toujours vive et frêle, en contraste avec son caractère très affirmé, et c’est cette tension qui rend le personnage touchant (outre qu’Angelina Jolie est impeccable). L’ironie discrète de mouvements de caméra venant saisir des actions simultanées et contradictoires, la douce mélancolie d’un ensemble qui revit, arraché au noir et blanc des premières images, et accompagné d’une discrète ritournelle (en partie empruntée à Charles Trenet, mais qu’importe), sont de purs et simples enchantements.
Titre original : Changeling
Date de sortie : 12 novembre 2008
Durée : 2h21
Scénario :J. Michael Straczynski
Assistant réalisateur : Donald Murphy
Production : Clint Eastwood, Brian Grazer, Ron Howard, Robert Lorenz
Décors : James J. Murakami
Photographie : Tom Stern
Son : Dan O'Connell, Alan Robert Murray
Montage : Joel Cox, Gary D. Roach
Effets visuels : Mark Freund, Michael Owens
Musique : Clint Eastwood
Gustav Briegleb : John Malkovich
Lester Ybarra : Michael Kelly
Capitaine J.J. Jones : Jeffrey Donovan
James E. Davis : Colm Feore
S.S. Hahn : Geoffrey Pierson
Gordon Northcott : Jason Butler Harner
Carol Dexter : Amy Ryan
Walter Collins : Gattlin Griffith
Fillette à tricycle : Morgan Eastwood
C’est l’histoire de Christine Collins, une jeune femme presque agaçante à force d’être méritante : mère célibataire — pas évident en 1927, employée appréciée d’un central téléphonique, elle élève son enfant dans l’esprit des pionniers (« on ne frappe jamais le premier »), ce qui doit enchanter le cowboy à la caméra. Un jour, son fils disparaît ; la police de Los Angeles mène l’enquête avec un enthousiasme très relatif, et Christine doit harceler les fonctionnaires pour que l’enquête avance. Un jour pourtant, on retrouve à l’autre bout du pays un jeune garçon correspondant au signalement. Toute la presse assiste à son arrivéee à la gare. Mais dès la première seconde, Christine en est sûre : ce n’est pas son fils
L’Echange est donc adapté, très fidèlement paraît-il, d’une histoire vraie. Le savoir permet d’apprécier certaines situations dans toute leur horreur ou leur absurdité ; et sans doute de pardonner une construction qui pourrait sembler anti-dramatique, le point culminant du film intervenant, je dirais, un peu avant les deux tiers, et laissant place à un épilogue interminable au sens strict (de même que No Country for old men ne pouvait se terminer d’une façon rassurante et satisfaisante). Mais on pourrait l’ignorer que ce ne serait pas si grave, la densité du propos et surtout la splendeur de la mise en scène suffisant largement à maintenir l’intérêt du spectateur.
Le titre original (Changeling) désigne un motif du folklore européen, et notamment celte : l’enfant difforme et inquiétant placé par les elfes dans un berceau à la place d’un petit humain qu’ils ont volé. Que dirait un ethnologue sur ce film ? Je n’en sais rien ; mais on y voit les Etats-Unis se contempler dans le miroir de leurs origines européennes, dans l’espoir sans doute d’y trouver leur propre dimension légendaire. De fait le tueur en série Gordon Northcott, dont la trajectoire croise celle de Christine, figure assez bien l’ogre des contes, avec sa grande hache. Et la ferme isolée qui pourrait bien être le nœud géographique de toute l’intrigue est un décor de western ; les policiers qu’Eastwood y filme ont l’impassibilité marmoréenne des cowboys de Sergio Leone. Une mythologie moderne, mettons celle des romans de James Ellroy (police corrompue, tueurs sadiques…) se substitue à une autre, sur les mêmes lieux.
De plus ce motif du changeling nous rend attentif à la vie intérieure de Christine Collins ; dès lors que son enfant lui est soi-disant rendu, tout dans sa vie relève de l’inquiétante étrangeté freudienne, sa raison se heurtant à ses sentiments maternels ; c’est, me semble-t-il, tout l’intérêt de ce motif, l’enfant substitué étant bien plus troublant (à la fois familier et autre, hein Judith) que l’enfant simplement disparu. De cette inquiétante étrangeté, Christine ne peut être guérie tant qu’il reste une zone d’ombre dans la vérité, d’où la tout aussi étrange construction dramatique. Or la vérité est insaisissable, de même que la justice californienne organise, dans le film, un procès discret pendant que l’attention du public est détournée par un autre, Christine et son avocat passant subrepticement d’une salle d’audience à l’autre. Il y a un procès derrière le procès, un enfant caché derrière l’enfant ; toujours, semble-t-il, des choses derrière les choses, l’inconnu derrière le connu.
Tout est donc mis en place pour troubler et déstabiliser le spectateur. Le point d’appui qu’Eastwood lui propose en revanche ne sera pas pour surprendre les familiers de notre auteur : c’est le travail. Christine se heurte à une police corrompue dont le souci principal semble être de couvrir ses erreurs plutôt que de les éviter. Or elle est aidée, tout d’abord par un prédicateur médiatique, Gustav Briegleb (Malkovich génial à contre-emploi), mais ensuite par cette force éminemment subversive : un fonctionnaire qui fait son métier. Lester Ybarra prend son chapeau, enquête quand il se pose des questions, ne rentre dans aucun parti-pris, et c’est lui qui apporte le début de la vérité à Christine. En passant, voici un sujet de méditation pour notre propre société : à la bureaucratie ivre de son pouvoir, et qui oppose à la violence sauvage du crime une autre violence, légale (l’exécution pénible de Northcott) ou illégale (les internements arbitraires), en tout cas pas meilleure, le film oppose finement, non pas le libertarisme des nostalgiques de l’Ouest, mais le service public comme métier et comme éthique : la vérité tient ici à la compétence d’Ybarra.
Ce dernier est une figure inoubliable, d’abord à cause du charisme de l’acteur Michael Kelly — retenez ce nom —, ensuite à cause de deux gestes qu’Eastwood lui demande. Ybarra entend, d’abord à contrecoeur et par scrupule, le témoignage d’un jeune garçon. Ce que lui raconte ce dernier est hallucinant : la caméra se fixe sur son visage, puis des flashes-back viennent illustrer son propos. Lorsque le montage revient sur Ybarra, nous voyons sa main qui a laissé se consumer sa cigarette sans même secouer la cendre : instantané de sa sidération. Plus tard, à la fin du film, un geste stéréotypé pour saluer Christine — toucher le bord de son chapeau — investit Ybarra de toute la mémoire du cinéma américain, précisément parce qu’il est stéréotypé, et semble réconcilier le pays avec ses idéaux. Si le diable est dans les détails, Eastwood est un metteur en scène diabolique.
Il le prouve d’un bout à l’autre de ce film où son travail est toujours d’une très grande grâce : Christine qui paraît danser dans son appartement dans la scène d’ouverture, qui se déplace à son travail sur des patins à roulettes, paraît toujours vive et frêle, en contraste avec son caractère très affirmé, et c’est cette tension qui rend le personnage touchant (outre qu’Angelina Jolie est impeccable). L’ironie discrète de mouvements de caméra venant saisir des actions simultanées et contradictoires, la douce mélancolie d’un ensemble qui revit, arraché au noir et blanc des premières images, et accompagné d’une discrète ritournelle (en partie empruntée à Charles Trenet, mais qu’importe), sont de purs et simples enchantements.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : Changeling
Date de sortie : 12 novembre 2008
Durée : 2h21
Scénario :J. Michael Straczynski
Assistant réalisateur : Donald Murphy
Production : Clint Eastwood, Brian Grazer, Ron Howard, Robert Lorenz
Décors : James J. Murakami
Photographie : Tom Stern
Son : Dan O'Connell, Alan Robert Murray
Montage : Joel Cox, Gary D. Roach
Effets visuels : Mark Freund, Michael Owens
Musique : Clint Eastwood
- DISTRIBUTION
Gustav Briegleb : John Malkovich
Lester Ybarra : Michael Kelly
Capitaine J.J. Jones : Jeffrey Donovan
James E. Davis : Colm Feore
S.S. Hahn : Geoffrey Pierson
Gordon Northcott : Jason Butler Harner
Carol Dexter : Amy Ryan
Walter Collins : Gattlin Griffith
Fillette à tricycle : Morgan Eastwood
Soyez le premier à commenter cet article !
Enregistrer un commentaire