Les Amours d’Astrée et de Céladon, de Eric Rohmer * * *

Un ami critique dénonçait devant moi, récemment, un cliché selon lequel Eric Rohmer serait le Marivaux du cinéma français. L’existence même, et la réussite, des Amours d’Astrée et de Céladon — on croise les doigts pour que ce ne soit pas le dernier film du maître octogénaire — incite à penser qu’il en serait plutôt le d’Urfé, tant les manigances sentimentales et les débats théoriques de leurs personnages ont des airs de famille.

A l’origine, donc, se trouve le plus gros pavé de la littérature française du dix-septième siècle, L’Astrée, un roman-fleuve publié volume par volume, pendant vingt ans, par Honoré d’Urfé (1568-1625), et terminé par son secrétaire Balthazar Baro à la mort du maître. C’est le sommet historique, dans notre langue, du genre de la pastorale. Dans l’antique Gaule, sur les collines boisées du Forez, au bord de la rivière Lignon, la bergère Astrée aime le berger Céladon, et le berger Céladon aime la bergère Astrée. Leurs familles faisant quelque difficulté, Céladon feint, en société, de courtiser une autre jeune femme. Or un prétendant d’Astrée, jouant de ces trompeuses apparences, parvient à la persuader que Céladon lui est vraiment infidèle. Astrée bannit le jeune homme de sa vue, et celui-ci, incontinent, va se jeter dans la rivière. Le croyant mort, Astrée oublie sa colère et se désespère. Elle ignore que, recueilli par des nymphes, Céladon a survécu…

Contrairement à son Perceval le Gallois entièrement tourné en studio dans des décors stylisés rappelant les miniatures médiévales, Eric Rohmer filme L’Astrée dans le plus pur style néo-réaliste. Il n’y a pas là changement d’optique : c’est que tout simplement, les pinceaux des contemporains de d’Urfé étaient convertis à la perspective et au réalisme, rendant possible, à son tour, le réalisme cinématographique. Premier enchantement : Françoise Etchegaray, fidèle complice de Rohmer, a sillonné l’Hexagone jusqu’à des endroits si éloignés de toute civilisation qu’on peut y tourner en son direct sans presque craindre aucun bruit de moteur. Les rivières coulent, les arbres frémissent devant la caméra de Diane Baratier, les acteurs devisent en marchant à flanc de coteau, les délicats Andy Gillet et Stéphanie de Crayencour ont le physique de l’emploi : tout un imaginaire pastoral s’incarne devant nous avec une désarmante simplicité.

L’amour est donc la grande affaire, et plus précisément une mystique courtoise dont L’Astrée est la dernière manifestation dans la littérature française. Céladon se vit comme le chevalier servant d’Astrée, et tient donc à obéir à ses ordres jusqu’à l’absurde : rescapé des eaux, il refuse de paraître devant elle, alors même que, le croyant mort, elle ne saurait songer à revenir sur son interdiction. Admirable et critiquable, cette conception de l’amour est mise en débat dans le cœur même de l’action, qui s’interrompt pour laisser les personnages débattre de questions de psychologie amoureuse (sur le modèle des « Cours d’amour » médiévales) voire de théologie, d’une façon qui ne surprendra pas les amateurs de l’œuvre de Rohmer, rompus aux controverses sur la politique allemande, sur la fidélité amoureuse ou sur le pari de Pascal. La solution est apportée par un druide fort jésuite, Adamas, et met en jeu toute une réflexion sur l’apparence et la représentation. Céladon se travestit pour pouvoir voir Astrée sans qu’elle le voie (au sens où elle ne le reconnaît pas comme Céladon, et donc ne voit pas Céladon). Le spectateur est dans la combine, et chaque plan montre dès lors Astrée, victime d’une mise en scène, qui voit la réalité qui l’entoure autrement que le spectateur, lui, ne la comprend, jusqu’à un dernier plan admirable, que Rohmer substitue au dénouement de Baro, où Astrée s’exclame : « Vis, Céladon. Vis, vis, vis. Je te le commande. » à un berger bien vivant, et qu’elle couvre de baisers ardents. Ce dernier ordre apparaît ainsi comme une reconnaissance de la réalité, et un cri d’amour, une soumission à l’ordre du monde : Astrée, paradoxalement, renonce à l’orgueil de commander.

Le réalisme du cinéma de Rohmer rend cette situation particulièrement forte : les soupçons sur la réalité naissent à l’intérieur de l’image, et non pas en fonction de manipulations stylistiques extérieures à l’histoire. Et pourtant, ce que Rohmer nous montre n’est qu’une représentation : celle que la France de Henri IV et de Louis XIII se faisait de son passé gaulois. Comme dans Perceval, on l’a vu, mais par des moyens différents, il tâche de se conformer de façon presque archéologique, à une vision du monde datant précisément de quatre siècles (le premier volume du roman fut publié en 1607), et bien sûr anachronique. Les dialogues sont écrits dans le plus pur des français préclassiques, et incluent des vers qui sont ici chantés, les références picturales — avouées en abyme dans le film par l’inclusion de tableaux dans le décor — sont les tableaux de Poussin ou de Simon Vouet, la musique originale de Jean-Louis Valéro est écrite dans le style baroque. Un garde fugitif à la porte d’un château, sorti par plaisanterie d’un album d’Astérix, signale ce travail sur la convention par une soudaine touche moderniste.

Cela fait des Amours d’Astrée et de Céladon un film remarquable ; et pourtant j’ai un doute. Honnêtement, je me suis régalé. Mais je suis agrégé de lettres et, comme ça se trouve, la littérature française du dix-septième siècle est mon domaine de prédilection. Je nage dans ces Amours comme un poisson dans l’eau, mais le soupçon me hante. Il est possible que ce soit un film de professeur de lettres pour professeurs de lettres. Chers lecteurs, à vous d’aller voir et, j’espère, de me rassurer.

Etienne Mahieux

  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France / Espagne / Italie
Durée : 1h49
Date de sortie : 5 septembre 2007
Scénario : Eric Rohmer
D’après le roman L’Astrée de : Honoré d’Urfé
Production : Eric Rohmer, Françoise Etchegaray, Philippe Liégeois, Jean-Michel Rey
Décors : Marie dos Santos, Jérôme Pouvaret
Photographie : Diane Baratier
Opérateur deuxième caméra : Françoise Etchegaray
Son : Pascal Ribier
Montage : Mary Stephen
Musique : Jean-Louis Valéro

  • DISTRIBUTION
Céladon : Andy Gillet
Astrée : Stéphanie de Crayencour
Léonide : Cécile Cassel
Galathée : Véronique Reymond
Silvie : Rosette
Lycidas : Jocelyn Quivrin
Phillis : Mathilde Mosnier
Hylas : Rodolphe Pauly
Adamas : Serge Renko
Le narrateur : Alain Libolt
La mère d’Astrée : Marie Rivière

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