Conte d’été, de Eric Rohmer * * * * *
Un beau jeune homme nommé Gaspard s’en va en vacances à Dinard. Or malgré le charme des lieux, Gaspard est désoeuvré. Gaspard s’emmerde. En fait Gaspard attend sa Léna. Léna qui n’est pas là. La serveuse Margot le prend en amitié (seulement?... à voir... ), lui fait passer le temps et lui présente Solène, une très belle jeune femme aussi brune que Léna est blonde. Du coup, Gaspard hésite ; suspense. Verra-t-on Gaspard oser ?
Je n’attendrai pas cette fois la fin de l’article pour lancer mon ululement habituel: attention, chef d’oeuvre! Monsieur Rohmer donne son meilleur film depuis les deux premiers Contes des Quatre Saisons, et peut-être même son meilleur film tout court. J’ai tort de parler de film au singulier car ce sont trois films que le grand Momo tricote dans un jeu de faux semblants.
Premier film : une étude gentiment narquoise de la faune estivale des plages bretonnes, qui occupe une bonne partie du début du film, avant que l’intrigue se noue, et notamment au travers de l’étude ethnologique que mène Margot (qui n’est serveuse que pour se faire un peu d’argent), et qui nous vaut même l’interview d’un terre-neuvas qui semble aussi authentique (et s’il ne l’est pas, chapeau!) que les paysans de L’Arbre, le Maire et la Médiathèque.
Deuxième film, plus classiquement rohmérien : les hésitations marivaudées de Gaspard. Extrêmement jubilatoires, comme de bien entendu. Et musicales, car Gaspard est musicien et les chansons de marins font partie des MacGuffins de la comédie. Louer le scénario et l’interprétation me ferait verser dans le cliché ; est-il besoin de préciser que le résultat est à la fois hilarant et d’une grande vérité humaine? Remarquons plutôt que Rohmer, maître du panoramique, redécouvre le travelling et nous gratifie de superbes plans-séquences d’une sensualité rare chez ce cinéaste parfois très sec. Sensualité qui est également due à une photographie très peu piquée et au travail des couleurs, qui est d’une infinie variété, et la marque propre du talent de Rohmer, quel que soit le chef opérateur. Il faut reconnaître de toute façon qu’il sait s’entourer, et le film fait honneur au talent personnel de Diane Baratier. Ce sont en effet les couleurs qui permettent à la fois aux personnages de se détacher du décor, qui remplit dans ce film le rôle d’une toile de fond dont l’intérêt est de ne pas en être une (le plaisir tout bête du tournage en extérieurs, quoi), à l’exception d’une séquence renoirienne dont le rôle dramatique est central par l’harmonie soudaine qui s’y exprime. Ce sont elles aussi qui mettent en scène et font échapper au reportage la partie sociologique du film, en caractérisant les lieux divers de l’action (architecture, nature, lieux à touristes), et le marivaudage également, puisque chaque jeune fille est liée, même de façon peu contraignante, à l’un de ces trois lieux, dans ce film où les choses vont souvent par trois (y compris parmi les quatre personnages!).
Troisième film, qui fait définitivement sortir du lot ce Conte d’Eté. Rohmer va en effet au delà d’une mise en scène de type hawksien des situations de marivaudage. Je dis hawksien parce que Rohmer, grand admirateur de l’auteur de La Rivière Rouge, cherche comme à son excellente habitude à donner le maximum de poids, de crédibilité et d’évidence aux situations — à quoi il réussit parfaitement. Mais la mise en scène, avec ses effets de suspense psychologique et tout le jeu d’actes manqués qu’elle met en place, est ici le seul moyen d’entrer dans l’âme de Gaspard, personnage dissimulateur et qui n’en est pas à une contradiction près, et dans celle de Margot, personnage basé sur le non-dit, au comportement aussi ambigu que ses sentiments sont en définitive limpides, personnage admirable et très important, que mes confrères ont trop négligé au profit de son partenaire masculin. Léna et Solène, quant à elles, sont plutôt franco de port et dénuées de mystère (elles n’en existent pas moins). Un extraordinaire jeu de rimes basé sur les lieux et les attitudes (on est prié de bien faire attention aux jambes de Margot, et je ne dis pas ça seulement pour messieurs mes lecteurs) tisse des liens subtils entre ces deux personnages, qui ne deviennent explicites que dans une admirable scène finale fonctionnant sur le principe des polars (révélation finale qui amène à se demander comment on n’y avait pas pensé plus tôt). On pourrait, sans rire, faire une thèse sur l’organisation de l’espace dans le Conte d’Eté de Rohmer, comme celui-ci l’a fait sur le Faust de Murnau. Mais je ne saurais trop vous conseiller de voir deux fois ce film admirable, quintessence de l’art d’Eric Rohmer qui se cache modestement derrière son attirail habituel de dialogues délicieusement littéraires, car il est d’une richesse redoutable, et c’est toute une réflexion (d’inspiration visiblement catholique) sur l’amour, parfaitement intemporelle malgré l’inscription volontaire dans un cadre sociologique, qui se va nicher dans le jeu des genoux d’Amanda Langlet.
Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur - papier n°49 (juin-juillet 1996)
Durée : 1h53
Date de sortie : 5 juin 1996
Scénario : Eric Rohmer
Assistante réalisateur : Françoise Etchegaray
Production : Françoise Etchegaray, Margaret Ménégoz
Photographie : Diane Baratier
Son : Pascal Ribier
Montage : Mary Stephen
Musique : Philippe Eidel, Sébastien Erms
Margot : Amanda Langlet
Solène : Gwenaëlle Simon
Léna : Aurélia Nolin
Le Terre-neuvas : Aimé Lefèvre
L'oncle : Alain Guellaff
La tante : Evelyne Lahana
L'accordéoniste : Yves Guérin
Le cousin : Franck Cabot
Je pars pour de longs mois en laissant Margot,
Hisse et ho ! Santiano !
D'y penser, j'avais le coeur gros
En doublant les feux de Saint-Malo.
Hisse et ho ! Santiano !
D'y penser, j'avais le coeur gros
En doublant les feux de Saint-Malo.
Je n’attendrai pas cette fois la fin de l’article pour lancer mon ululement habituel: attention, chef d’oeuvre! Monsieur Rohmer donne son meilleur film depuis les deux premiers Contes des Quatre Saisons, et peut-être même son meilleur film tout court. J’ai tort de parler de film au singulier car ce sont trois films que le grand Momo tricote dans un jeu de faux semblants.
Premier film : une étude gentiment narquoise de la faune estivale des plages bretonnes, qui occupe une bonne partie du début du film, avant que l’intrigue se noue, et notamment au travers de l’étude ethnologique que mène Margot (qui n’est serveuse que pour se faire un peu d’argent), et qui nous vaut même l’interview d’un terre-neuvas qui semble aussi authentique (et s’il ne l’est pas, chapeau!) que les paysans de L’Arbre, le Maire et la Médiathèque.
Deuxième film, plus classiquement rohmérien : les hésitations marivaudées de Gaspard. Extrêmement jubilatoires, comme de bien entendu. Et musicales, car Gaspard est musicien et les chansons de marins font partie des MacGuffins de la comédie. Louer le scénario et l’interprétation me ferait verser dans le cliché ; est-il besoin de préciser que le résultat est à la fois hilarant et d’une grande vérité humaine? Remarquons plutôt que Rohmer, maître du panoramique, redécouvre le travelling et nous gratifie de superbes plans-séquences d’une sensualité rare chez ce cinéaste parfois très sec. Sensualité qui est également due à une photographie très peu piquée et au travail des couleurs, qui est d’une infinie variété, et la marque propre du talent de Rohmer, quel que soit le chef opérateur. Il faut reconnaître de toute façon qu’il sait s’entourer, et le film fait honneur au talent personnel de Diane Baratier. Ce sont en effet les couleurs qui permettent à la fois aux personnages de se détacher du décor, qui remplit dans ce film le rôle d’une toile de fond dont l’intérêt est de ne pas en être une (le plaisir tout bête du tournage en extérieurs, quoi), à l’exception d’une séquence renoirienne dont le rôle dramatique est central par l’harmonie soudaine qui s’y exprime. Ce sont elles aussi qui mettent en scène et font échapper au reportage la partie sociologique du film, en caractérisant les lieux divers de l’action (architecture, nature, lieux à touristes), et le marivaudage également, puisque chaque jeune fille est liée, même de façon peu contraignante, à l’un de ces trois lieux, dans ce film où les choses vont souvent par trois (y compris parmi les quatre personnages!).
Troisième film, qui fait définitivement sortir du lot ce Conte d’Eté. Rohmer va en effet au delà d’une mise en scène de type hawksien des situations de marivaudage. Je dis hawksien parce que Rohmer, grand admirateur de l’auteur de La Rivière Rouge, cherche comme à son excellente habitude à donner le maximum de poids, de crédibilité et d’évidence aux situations — à quoi il réussit parfaitement. Mais la mise en scène, avec ses effets de suspense psychologique et tout le jeu d’actes manqués qu’elle met en place, est ici le seul moyen d’entrer dans l’âme de Gaspard, personnage dissimulateur et qui n’en est pas à une contradiction près, et dans celle de Margot, personnage basé sur le non-dit, au comportement aussi ambigu que ses sentiments sont en définitive limpides, personnage admirable et très important, que mes confrères ont trop négligé au profit de son partenaire masculin. Léna et Solène, quant à elles, sont plutôt franco de port et dénuées de mystère (elles n’en existent pas moins). Un extraordinaire jeu de rimes basé sur les lieux et les attitudes (on est prié de bien faire attention aux jambes de Margot, et je ne dis pas ça seulement pour messieurs mes lecteurs) tisse des liens subtils entre ces deux personnages, qui ne deviennent explicites que dans une admirable scène finale fonctionnant sur le principe des polars (révélation finale qui amène à se demander comment on n’y avait pas pensé plus tôt). On pourrait, sans rire, faire une thèse sur l’organisation de l’espace dans le Conte d’Eté de Rohmer, comme celui-ci l’a fait sur le Faust de Murnau. Mais je ne saurais trop vous conseiller de voir deux fois ce film admirable, quintessence de l’art d’Eric Rohmer qui se cache modestement derrière son attirail habituel de dialogues délicieusement littéraires, car il est d’une richesse redoutable, et c’est toute une réflexion (d’inspiration visiblement catholique) sur l’amour, parfaitement intemporelle malgré l’inscription volontaire dans un cadre sociologique, qui se va nicher dans le jeu des genoux d’Amanda Langlet.
Etienne Mahieux
Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur - papier n°49 (juin-juillet 1996)
- FICHE TECHNIQUE
Durée : 1h53
Date de sortie : 5 juin 1996
Scénario : Eric Rohmer
Assistante réalisateur : Françoise Etchegaray
Production : Françoise Etchegaray, Margaret Ménégoz
Photographie : Diane Baratier
Son : Pascal Ribier
Montage : Mary Stephen
Musique : Philippe Eidel, Sébastien Erms
- DISTRIBUTION
Margot : Amanda Langlet
Solène : Gwenaëlle Simon
Léna : Aurélia Nolin
Le Terre-neuvas : Aimé Lefèvre
L'oncle : Alain Guellaff
La tante : Evelyne Lahana
L'accordéoniste : Yves Guérin
Le cousin : Franck Cabot
3 Commentaires
31 janvier 2009 à 09:35
Ah la la... Gaspard - Margot - Solène - Léna... Que de beaux souvenirs en cet été de mes quinze ans. Immédiatement tombée sous le charme de Melvil Poupaud - adorablement maladroit et contradictoire, comme tu dis Etienne-, je me suis laissée porter par ce très beau film avec beaucoup de plaisir. Et puis, quand on a quinze ans, la mer, l'amour et la chanson, ça parle drôlement...
Cinq étoiles aussi, allez ! :o)
31 janvier 2009 à 10:44
Et à vingt ans, ce sont les Bons Conseils de l'Oncle Eric pour s'Orienter dans la Vie.
Et à trente, c'est juste magistral. Indémodable. Magique.
1 février 2009 à 20:09
Oui, Conte d’Eté est sans doute l’introduction idéale à l’œuvre d’Eric Rohmer : tout y resplendit de charme, et c’est l’une des rares fois où l’intelligence du maître se fait rattraper par une véritable émotion (difficile de ne pas avoir une boule dans la gorge pendant la scène finale).
Pourtant, avec le recul (et peut-être par snobisme : ras-le-bol d’entendre tout le monde hurler invariablement au génie devant ce film ?), j’ai fini par lui préférer d’autres Rohmer : des œuvres un peu plus « retorses », à la séduction moins « tape-à-l’œil », qu’il faut apprivoiser (parfois en plusieurs fois) pour réussir à en capter la beauté et la « profondité », comme dirait D’Urfé.
Je pense notamment aux Rendez-Vous de Paris (dont le deuxième sketch a, selon l’auteur, servi de brouillon au Conte d’Eté) ou la Femme de l’Aviateur : films moins fréquentés/balisés (surtout le premier) et moins « aimables », qui m’ont pourtant fait une impression plus durable…
PS : à propos de Conte d’Eté… il existe un joli documentaire, « La Fabrique du Conte d’Eté », signé par Françoise Etchegaray et Jean-André Fieschi, montrant les coulisses du tournage, et la mise en place technique (parfois laborieuse) de cette « magie » visible à l’écran.
L’édition DVD Conte d’Eté/Fabrique du Conte d’Eté est disponible chez L’Eden Cinéma, publiée grâce au SCEREN-CNDP en 2006.
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