Etreintes brisées, de Pedro Almodovar * * * *
Un personnage d’artiste, un accident qui brise des existences, d’intrigants secrets, une construction à tiroirs… Nous voici en terrain connu ; pour un peu, on se croirait dans un film d’Almodovar. Mais le maître espagnol ne se répète guère en fait ; ce ne sont que les briques de base qui lui servent à tenir un propos toujours nouveau, et à nous émouvoir avec toujours plus d’humanité.
Quinquagénaire portant beau, Harry Caine est scénariste. Aveugle, il est entouré de l’attention de sa productrice Judit et du jeune Diego, le fils de cette dernière, qui est son secrétaire et son apprenti. Un jour, un apprenti cinéaste, qui se fait appeler Ray X, vient lui soumettre un projet de film si personnel que Harry refuse d’y prêter sa plume, malgré l’insistance du jeune homme. Mais Judit a reconnu Ray X : c’est le fils d’Ernesto Martel, un vieil homme d’affaires récemment décédé. Nous découvrons alors qu’avant de devenir aveugle, Harry s’appelait Mateo Blanco, qu’il était cinéaste, et qu’il avait tourné un film financé par Martel, Des filles et des valises, avec dans le rôle principal la jeune maîtresse de ce dernier, Lena. Et que c’est alors que tout a commencé…
Plus les scénarios d’Almodovar sont improbables et mélodramatiques sur le papier, plus nous avons de plaisir à y croire. Ici toutefois le matériau autobiographique semble affleurer sous la fiction ; d’abord parce que le personnage central est cinéaste, son aveuglement pouvant, comme dans Hollywood ending de Woody Allen, être la métaphore d’une crise d’inspiration redoutée. Si on ajoute à cela la ressemblance entre le film-dans-le-film et les œuvres de jeunesse d’Almodovar, notamment Femmes au bord de la crise de nerfs, et l’étrange ressemblance du nom du personnage de Judit avec celui de la vraie productrice d’Almodovar, Esther Garcia, on commence à se gratter la tête.
Mais il n’en est pas moins évident que, si notre auteur transpose ses propres angoisses, l’intrigue est suffisamment touffue pour qu’il ne puisse s’agir d’un film à clefs. Simplement, l’art occupe une telle place dans la vie d’un artiste, qu’Almodovar, au moins autant par honnêteté que par narcissisme, se plaît de plus en plus à camper des personnages d’artistes, cinéastes, écrivains (La Fleur de mon secret), acteurs (Tout sur ma mère) ou danseurs (Parle avec elle). Il parle de ce qu’il connaît, et cet aspect de la condition humaine n’est pas le moins intéressant.
Les deux drames de la vie de Mateo / Harry sont d’ailleurs intéressants à mettre en parallèle : un film saboté, et un passé refoulé. Le parcours du personnage, thérapie plus que rédemption, consistera dès lors à restaurer son film et à regarder ses souvenirs en face. Comme le tournage de Des filles et des valises était inlassablement filmé par Martel junior, la mémoire et le cinéma en sont d’autant plus intimement liés ; la dimension voyeuriste du second est, elle, bel et bien rachetée par les exigences de la première. Ce qui était indiscrétion sur le moment devient la garantie objective du souvenir.
On retrouve dans Etreintes brisées la griffe d’Almodovar : cet inimitable mélange de réalisme et de stylisation qu’il a mis au point depuis une dizaine d’années à force de tempérer la violence pop de ses débuts. Mateo, sur le tournage de Des filles et des valises, s’emporte contre son décorateur qui a construit un espace figé : il veut que le décor soit « graphique, mais vivant. » C’est une excellente définition de l’art d’Almodovar. Le décor impose souvent la couleur émotionnelle de la scène — voir l’utilisation des tableaux de la collection Martel. Les jeux de cadre dans le cadre révèlent l’action sans cesser de suggérer que des éléments en demeurent cachés. Le moindre détail visuel cache potentiellement un indice, dans le grand puzzle narratif qu’est le film. Les rebondissements sont ainsi acceptés comme très naturels par le spectateur : tout le plaisir est de les voir confirmer ce que nous avions légèrement anticipé, dans un jeu de piste permanent et émouvant.
Si le film est émouvant, c’est aussi, en effet, parce que la mise en scène, si sophistiquée qu’elle soit — et Almodovar tutoie Hitchcock — n’est jamais séparée du travail avec les acteurs, qu’il s’agisse de leur choix, de leur présence, de leur action. J’évoque le choix parce que le seul fait de voir Angela Molina face à Penélope Cruz émeut : leur ressemblance sidérante, qu’Almodovar a su voir, en fait le couple mère/fille le plus crédible qu’on ait vu depuis longtemps sur un écran. J’évoque la présence, parce que Lluis Homar, dans les scènes où Harry est aveugle (pas de miracle, hein, juste des flashes-back), n’est impénétrable que parce qu’il est tout attention à ce qui, du monde extérieur, parvient au personnage. J’évoque leur action, tant les regards, les rapprochements, les éloignements, tel petit geste de la main, font précisément partie de ces indices qui révèlent peu à peu au spectateur les relations entre les personnages qui lui seront confirmées, plus tard, par un dialogue cathartique. Cela tient parfois à presque rien. C’est du grand art.
Titre original : Los Abrazos rotos
Durée : 2h09
Date de sortie : 20 mai 2009
Scénario : Pedro Almodovar
Assistant réalisateur : Guillermo Escribano
Production : Agustin Almodovar, Esther Carcia
Distribution des rôles : Luis San Narciso
Décors : Antxon Gomez
Costumes : Sonia Grande
Photographie : Rodrigo Prieto
Son : Miguel Rejas
Montage : José Salcedo
Musique : Alberto Iglesias
Lena : Penélope Cruz
Judit Garcia : Blanca Portillo
Ernesto Martel : Jose Luis Gomez
Diego Garcia : Tamar Novas
Ray X. : Rubén Ochandiano
La mère de Lena : Angela Molina
Le père de Lena : Ramon Pons
La blonde rencontrée par Harry : Kira Miro
Chon : Carmen Machi
Ydurne : Mariola Fuentes
La femme qui lit sur les lèvres : Lola Dueñas
Julieta : Rossy de Palma
La concierge : Chus Lampreave
Un employé de Martel : Agustin Almodovar
et
Esther Garcia
Quinquagénaire portant beau, Harry Caine est scénariste. Aveugle, il est entouré de l’attention de sa productrice Judit et du jeune Diego, le fils de cette dernière, qui est son secrétaire et son apprenti. Un jour, un apprenti cinéaste, qui se fait appeler Ray X, vient lui soumettre un projet de film si personnel que Harry refuse d’y prêter sa plume, malgré l’insistance du jeune homme. Mais Judit a reconnu Ray X : c’est le fils d’Ernesto Martel, un vieil homme d’affaires récemment décédé. Nous découvrons alors qu’avant de devenir aveugle, Harry s’appelait Mateo Blanco, qu’il était cinéaste, et qu’il avait tourné un film financé par Martel, Des filles et des valises, avec dans le rôle principal la jeune maîtresse de ce dernier, Lena. Et que c’est alors que tout a commencé…
Plus les scénarios d’Almodovar sont improbables et mélodramatiques sur le papier, plus nous avons de plaisir à y croire. Ici toutefois le matériau autobiographique semble affleurer sous la fiction ; d’abord parce que le personnage central est cinéaste, son aveuglement pouvant, comme dans Hollywood ending de Woody Allen, être la métaphore d’une crise d’inspiration redoutée. Si on ajoute à cela la ressemblance entre le film-dans-le-film et les œuvres de jeunesse d’Almodovar, notamment Femmes au bord de la crise de nerfs, et l’étrange ressemblance du nom du personnage de Judit avec celui de la vraie productrice d’Almodovar, Esther Garcia, on commence à se gratter la tête.
Mais il n’en est pas moins évident que, si notre auteur transpose ses propres angoisses, l’intrigue est suffisamment touffue pour qu’il ne puisse s’agir d’un film à clefs. Simplement, l’art occupe une telle place dans la vie d’un artiste, qu’Almodovar, au moins autant par honnêteté que par narcissisme, se plaît de plus en plus à camper des personnages d’artistes, cinéastes, écrivains (La Fleur de mon secret), acteurs (Tout sur ma mère) ou danseurs (Parle avec elle). Il parle de ce qu’il connaît, et cet aspect de la condition humaine n’est pas le moins intéressant.
Les deux drames de la vie de Mateo / Harry sont d’ailleurs intéressants à mettre en parallèle : un film saboté, et un passé refoulé. Le parcours du personnage, thérapie plus que rédemption, consistera dès lors à restaurer son film et à regarder ses souvenirs en face. Comme le tournage de Des filles et des valises était inlassablement filmé par Martel junior, la mémoire et le cinéma en sont d’autant plus intimement liés ; la dimension voyeuriste du second est, elle, bel et bien rachetée par les exigences de la première. Ce qui était indiscrétion sur le moment devient la garantie objective du souvenir.
On retrouve dans Etreintes brisées la griffe d’Almodovar : cet inimitable mélange de réalisme et de stylisation qu’il a mis au point depuis une dizaine d’années à force de tempérer la violence pop de ses débuts. Mateo, sur le tournage de Des filles et des valises, s’emporte contre son décorateur qui a construit un espace figé : il veut que le décor soit « graphique, mais vivant. » C’est une excellente définition de l’art d’Almodovar. Le décor impose souvent la couleur émotionnelle de la scène — voir l’utilisation des tableaux de la collection Martel. Les jeux de cadre dans le cadre révèlent l’action sans cesser de suggérer que des éléments en demeurent cachés. Le moindre détail visuel cache potentiellement un indice, dans le grand puzzle narratif qu’est le film. Les rebondissements sont ainsi acceptés comme très naturels par le spectateur : tout le plaisir est de les voir confirmer ce que nous avions légèrement anticipé, dans un jeu de piste permanent et émouvant.
Si le film est émouvant, c’est aussi, en effet, parce que la mise en scène, si sophistiquée qu’elle soit — et Almodovar tutoie Hitchcock — n’est jamais séparée du travail avec les acteurs, qu’il s’agisse de leur choix, de leur présence, de leur action. J’évoque le choix parce que le seul fait de voir Angela Molina face à Penélope Cruz émeut : leur ressemblance sidérante, qu’Almodovar a su voir, en fait le couple mère/fille le plus crédible qu’on ait vu depuis longtemps sur un écran. J’évoque la présence, parce que Lluis Homar, dans les scènes où Harry est aveugle (pas de miracle, hein, juste des flashes-back), n’est impénétrable que parce qu’il est tout attention à ce qui, du monde extérieur, parvient au personnage. J’évoque leur action, tant les regards, les rapprochements, les éloignements, tel petit geste de la main, font précisément partie de ces indices qui révèlent peu à peu au spectateur les relations entre les personnages qui lui seront confirmées, plus tard, par un dialogue cathartique. Cela tient parfois à presque rien. C’est du grand art.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : Los Abrazos rotos
Durée : 2h09
Date de sortie : 20 mai 2009
Scénario : Pedro Almodovar
Assistant réalisateur : Guillermo Escribano
Production : Agustin Almodovar, Esther Carcia
Distribution des rôles : Luis San Narciso
Décors : Antxon Gomez
Costumes : Sonia Grande
Photographie : Rodrigo Prieto
Son : Miguel Rejas
Montage : José Salcedo
Musique : Alberto Iglesias
- DISTRIBUTION
Lena : Penélope Cruz
Judit Garcia : Blanca Portillo
Ernesto Martel : Jose Luis Gomez
Diego Garcia : Tamar Novas
Ray X. : Rubén Ochandiano
La mère de Lena : Angela Molina
Le père de Lena : Ramon Pons
La blonde rencontrée par Harry : Kira Miro
Chon : Carmen Machi
Ydurne : Mariola Fuentes
La femme qui lit sur les lèvres : Lola Dueñas
Julieta : Rossy de Palma
La concierge : Chus Lampreave
Un employé de Martel : Agustin Almodovar
et
Esther Garcia
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