L’Armée du crime, de Robert Guédiguian * * *

Pendant que mes lycéens étudient la lettre de Guy Môquet, car chacun sait qu’il faut obéir aux injonctions de M. Guaino et non aux circulaires évasives du ministère de l’Education nationale), je voudrais vous parler de quelqu’un qui, quelques heures avant d’être fusillé, a écrit une lettre au moins aussi émouvante, et d’une profondeur politique et philosophique incomparable : Missak Manouchian. Ouvrier et poète, commandant d’un important réseau de résistance, il était communiste et arménien. Deux raisons pour que Robert Guédiguian prenne son réseau pour sujet de son premier film historique.

Nous sommes en 1941. Tout le Nord de la France est occupé par les Allemands. Tout ? Non. Pas tous les esprits, en tout cas. Une bande d’irréductibles immigrés, arméniens, polonais, italiens, parfois juifs, parfois non, et même quelques Français catholiques dans le tas pour embêter les statistiques, n’a pas l’intention de se laisser faire aussi facilement. Ca bouillonne dans l’arrière-salle des restaurants ; ça graffite dans les couloirs des lycées parisiens ; ça colle des affiches à la barbe des patrouilles ; ça s’énerve et ça complote, rue des Rosiers. Comme il ne faut pas laisser une telle énergie se gâcher dans la désorganisation, les premières instances un peu solides de la Résistance chargent Missak Manouchian d’organiser et de commander ce qui s’appellera désormais le groupe FTP-MOI : Francs Tireurs Partisans – Main d’OEuvre Immigrée.

Robert Guédiguian qui, depuis quelque temps, n’hésite pas à délaisser l’Estaque, qu’il s’agisse de retracer les dernières années de Mitterrand ou de retourner aux origines dans le magnifique Voyage en Arménie, plante donc sa caméra dans un Paris vieilli de soixante ans. On reconnaît toutefois sa patte dans L’Armée du crime. Le film n’est pas construit comme le thriller qu’il pourrait être, davantage comme la chronique d’un mouvement, de ses vagues prémonitions à sa fin tragique annoncée par une construction en flash-back. Il est ancré rue des Immeubles Industriels, dans ce douzième que Modiano a décrit dans Dora Bruder, comme il le serait dans les banlieues de Marseille.

Bon, d’accord. Une chronique historique de deux heures vingt, il faut s’appeler Rivette pour que ça passe sans longueurs. Mais cela valait la peine puisqu’il s’agit de montrer un réseau, c’est-à-dire un ensemble de personnages aux parcours plus ou moins tricotés les uns avec les autres, une vraie petite communauté que Guédiguian fait exister avec simplicité — et non sans enjeu dramatique : vu la propension des autorités d’alors à ne pas faire de détails, ce sont non seulement les résistants, mais leurs proches, qui risquent quelque chose. Car ces gens-là, mangent, boivent, dorment, aiment ; ils semblent résister en vertu de la force vitale qui les anime. Simon Abkarian et Virginie Ledoyen sont impeccables en petit couple ordinaire et soudé transcendé par les circonstances, tandis que la relation plus tourmentée entre Marcel Rayman (Robinson Stévenin) et Monique Stern (Lola Naymark) est la source de plusieurs rebondissements.

L’un des coups les plus durs qui sont portés à ce petit monde durant le film ne tient pourtant pas aux activités du réseau Manouchian : c’est la rafle du Vel d’Hiv’ — et c’est l’entrée en scène de Jean-Pierre Darroussin, idéal en policier professionnel et de peu de scrupules. Hé oui, les doigts d’une main suffisent à compter le nombre d’Allemands qui ont participé à cette ignominie : Guédiguian ne triche pas avec cette évocation gênante.

Le sujet impliquait des scènes d’action, à moins de prendre un parti radical : Guédiguian fait à nouveau la preuve qu’il est possible, à notre époque, de battre sur le terrain du découpage et du montage des cinéastes hollywoodiens poussés à la surenchère : la scène de l’attaque de la patrouille, commentée en direct pour une recrue du réseau, est impressionnante, parmi d’autres. Mais la touche personnelle du cinéaste est plutôt dans cette scène d’attentat raté où, après avoir renoncé à lancer une grenade, le commando scrute le pavé sous la lumière de la lune à la recherche de cette putain de goupille, tandis qu’un doigt s’ankylose sur le détonateur…

Les fidèles du cinéaste, accompagnés de quelques invités de choix, squattent les seconds rôles, mais c’est une belle équipe de nouveaux venus — chez le cinéaste si ce n’est sur les écrans — qui donne un visage inédit à la belle jeunesse des FTP-MOI : on retrouve Robinson Stévenin en activiste énervé ou Grégoire Leprince-Ringuet en lycéen idéaliste, mais aussi des bobines qu’on ne connaissait pas, des accents qui chantent et qui bariolent la bande-son. Leur bel artisanat et leur conviction font qu’on croit jusqu’à l’épilogue, un peu garde-à-vous, à la noblesse de ceux que les Allemands ont voulu faire passer pour l’armée du crime…

Etienne Mahieux
  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 2h19
Date de sortie : 16 septembre 2009
Scénario : Robert Guédiguian, Gilles Taurand, Serge Le Péron
Assistant réalisateur : Jean-Christophe Delpias
Production : Dominique Barneaud, Robert Guédiguian, Marc Bordure
Décors : Michel Vandestien
Costumes : Juliette Chanaud
Photographie : Pierre Milon
Son : Laurent Lafran, Gérard Lamps
Montage : Bernard Sasia
Musique : Alexandre Desplat

  • DISTRIBUTION
Missak Manouchian : Simon Abkarian
Mélinée Manouchian : Virginie Ledoyen
Marcel Rayman : Robinson Stévenin
Thomas Elek : Grégoire Leprince-Ringuet
Monique Stern : Lola Naymark
L’inspecteur Pujol : Jean-Pierre Darroussin
Feri Boczov : Ivan Franek
Henri Krasucki : Adrien Jolivet
Mme Elek : Ariane Ascaride
Le commissaire David : Yann Tregouët
Olga Bancic : Olga Legrand
Dupont : Horatiu Malaele
L’inspecteur Mathelin : Gérard Meylan
M. Rayman : Boris Bergman
Micha Aznavourian : Serge Avedikian
Joseph Darnand : Jean-Claude Bourbault
Lucien Rottée : Pierre Banderet
Le proviseur : Alain Lenglet
Joseph Epstein : Lucas Belvaux
La fermière : Christine Brücher
Un prisonnier : Robert Guédiguian

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