Dancer in the Dark, de Lars von Trier * * * *
Dans un petit coin de l'Est des Etats-Unis, voilà quelques poignées d'années, autour d'une usine où l'on fabrique des cuves en inox. Les accents se mêlent les ouvriers sont souvent des immigrants venus d'Europe. Parmi eux, Selma Jezkova, une tchèque qui vit seule avec son fils d'une douzaine d'années. Cachée derrière des lunettes à multipte foyer, Selma rêve de comédies musicales pour oublier sa fatigue, et économise le moindre sou pour payer à son fils l'opération qui lui éviterade devenir lentement aveugle comme elle.
On l'aura compris : Dancer in the dark invite à sortir son mouchoir, brodé de préférence. Le scénario est éminemment mélodramatique, et s'avère également franchement sordide à mesure que l'on s'enfonce dans la catastrophe. Lars von Trier, qui reprend du Dogme 95, qu'il a porté sur les fonds baptismaux, ce qui l'arrange en l'occurrence, opte pour un traitement naturaliste, caméra portée, qui ne cherche certes pas à nous dégager de la misère ambiante.
Au milieu de cela, les séquences de comédie musicale, traitées dans des couleurs artificiellement ravivées, et sous de multiples angles dus à l'utilisation, sur le plateau, de cent caméras haute définition et souvent fixes (le mouvement naît alors du montage), représentent une évasion illusoire.Cette alliance de styles pourrait sembler celle de la carpe et du lapin ; mais elle ne choquera que ceux qui croyaient que le Dogme était la garantie d'un retour au néo-réalisme et à l'honnêteté rossellinienne. Les Idiots (de LvT) ou Festen (de Thomas Vinterberg) prouvaient bien au contraire que c'est bien l'intention du réalisateur qui rend ou non un film "manipulateur", s'entourât-il de toutes les garanties - et l'instrument principal en était le montage, ce qui est également le cas ici. Entendons-nous bien sur la notion de manipulation : elle en vient à se confondre avec l'art, et il y a quelque candeur à chercher des noises à un cinéaste sur la façon plus ou moins manipulatrice dont il montre ce qu'il montre, comme s'il existait (dans un film de fiction, s'entend) des faits en dehors de ce qui est montré. Ici, par exemple, nous n'assistons pas aux prises de parole de la défense lors du procès de Selma. Mais LvT ne nous cache rien ! à la limite, une telle absence, dans un genre codé (celui du film de procès) est presque un aveu du cinéaste comme quoi il nous mène par le bout du nez. Ce qui fait la moralité ou l'immoralité éventuelle d'un film, c'est le mensonge (si Hitchcock avait montré la mère vivante dans Psychose, par exemple, il aurait menti), ou la complaisance (très délicate à définir). Ce n'est pas la problématique de Dancer in the dark, qui veut nous remuer (à l'aide de thèmes suffisamment topiques pour que la controverse demeure facultative), y va à fond, et y parvient.
A ce titre la séquence la plus réussie est celle de l'assassinat de Bill, où l'interpénétration de l'horrible réalité et de la fantaisie finit par créer un cocon incertain. Le film est alors à la limite d'exprimer une psychose ; c'est tout à fait impressionnant. La plus "limite", quant à elle, est située dans le "couloir de la mort" que le monde entier n'envie pas aux Américains, et où les fantasmes musicaux de Selma reprennent à nouveau l'avantage sur la réalité. Il y avait plusieurs manières de se tirer d'une séquence pareille : le délire frère-coenien (mais alors, adieu le mélo) par exemple. Il y avait d'encore plus nombreuses manières de ne pas s'en tirer. Lars von Trier peut se permettre cette séquence, sur un ton qui demeure pathétique, grâce au minimalisme de la musique de Björk : la mise en scène peut "s'épancher" un peu au sein d'une situation-limite, c'est elle qui demeure tranchante et donne la mesure de la gravité du moment.
Occasion de dire que sans Björk, le film serait loin du niveau où il atteint. On ne peut en faire grief à Lars von Trier, puisqu'il a clamé partout qu'il ne l'aurait pas fait sans elle. Il se peut bien souvent qu'elle "se donne" beaucoup plus que lui, tant pis pour lui. Tant comme compositrice que comme comédienne (pour la première et la dernière fois, semble-t-il), l'Islandaise Givrée porte le film sur ses frêles épaules de Gelsomina moderne.
Décidément, le cinéma Les Trois Luxembourg me porte bonheur.
Cet article a été publié dans Le Petit Spectateur version papier N°91 Novembre-décembre 2000 - Janvier 2001
Réalisation : Lars von Trier
Scénario : Lars von Trier
Production : Vibeke Windeløv, Peter Aalbæk Jensen, Lars Jönsson et Marianne Slot
Budget : 13,28 millions d'euros
Musique : Björk
Photographie : Robby Müller
Montage : François Gédigier et Molly Marlene Stensgård
Décors : Karl Juliusson
Pays d'origine : Allemagne, Danemark, États-Unis, Finlande, France, Islande, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède
Format : Couleurs - 2,35:1 - Dolby Digital - 35 mm
Genre : Musical, drame
Durée : 140 minutes
Dates de sortie : 17 mai 2000 (festival de Cannes), 8 septembre 2000 (Danemark, Norvège), 6 octobre 2000 (Canada, États-Unis), 11 octobre 2000 (Belgique), 18 octobre 2000 (France)
Catherine Deneuve : Kathy
David Morse : Bill Houston
Peter Stormare : Jeff
Joel Grey : Oldrich Novy
Cara Seymour : Linda Houston
Vladica Kostic : Gene Jezkova
Jean-Marc Barr : Norman
Vincent Paterson : Samuel
Siobhan Fallon : Brenda
Zeljko Ivanek : le représentant du ministère public
Udo Kier : le docteur Porkorny
Jens Albinus : Morty
Reathel Bean : le juge
Mette Berggreen : la réceptionniste
Prix d'interprétation féminine pour Björk.
Prix du cinéma européen : Film européen de l'année 2000
On l'aura compris : Dancer in the dark invite à sortir son mouchoir, brodé de préférence. Le scénario est éminemment mélodramatique, et s'avère également franchement sordide à mesure que l'on s'enfonce dans la catastrophe. Lars von Trier, qui reprend du Dogme 95, qu'il a porté sur les fonds baptismaux, ce qui l'arrange en l'occurrence, opte pour un traitement naturaliste, caméra portée, qui ne cherche certes pas à nous dégager de la misère ambiante.
Au milieu de cela, les séquences de comédie musicale, traitées dans des couleurs artificiellement ravivées, et sous de multiples angles dus à l'utilisation, sur le plateau, de cent caméras haute définition et souvent fixes (le mouvement naît alors du montage), représentent une évasion illusoire.Cette alliance de styles pourrait sembler celle de la carpe et du lapin ; mais elle ne choquera que ceux qui croyaient que le Dogme était la garantie d'un retour au néo-réalisme et à l'honnêteté rossellinienne. Les Idiots (de LvT) ou Festen (de Thomas Vinterberg) prouvaient bien au contraire que c'est bien l'intention du réalisateur qui rend ou non un film "manipulateur", s'entourât-il de toutes les garanties - et l'instrument principal en était le montage, ce qui est également le cas ici. Entendons-nous bien sur la notion de manipulation : elle en vient à se confondre avec l'art, et il y a quelque candeur à chercher des noises à un cinéaste sur la façon plus ou moins manipulatrice dont il montre ce qu'il montre, comme s'il existait (dans un film de fiction, s'entend) des faits en dehors de ce qui est montré. Ici, par exemple, nous n'assistons pas aux prises de parole de la défense lors du procès de Selma. Mais LvT ne nous cache rien ! à la limite, une telle absence, dans un genre codé (celui du film de procès) est presque un aveu du cinéaste comme quoi il nous mène par le bout du nez. Ce qui fait la moralité ou l'immoralité éventuelle d'un film, c'est le mensonge (si Hitchcock avait montré la mère vivante dans Psychose, par exemple, il aurait menti), ou la complaisance (très délicate à définir). Ce n'est pas la problématique de Dancer in the dark, qui veut nous remuer (à l'aide de thèmes suffisamment topiques pour que la controverse demeure facultative), y va à fond, et y parvient.
A ce titre la séquence la plus réussie est celle de l'assassinat de Bill, où l'interpénétration de l'horrible réalité et de la fantaisie finit par créer un cocon incertain. Le film est alors à la limite d'exprimer une psychose ; c'est tout à fait impressionnant. La plus "limite", quant à elle, est située dans le "couloir de la mort" que le monde entier n'envie pas aux Américains, et où les fantasmes musicaux de Selma reprennent à nouveau l'avantage sur la réalité. Il y avait plusieurs manières de se tirer d'une séquence pareille : le délire frère-coenien (mais alors, adieu le mélo) par exemple. Il y avait d'encore plus nombreuses manières de ne pas s'en tirer. Lars von Trier peut se permettre cette séquence, sur un ton qui demeure pathétique, grâce au minimalisme de la musique de Björk : la mise en scène peut "s'épancher" un peu au sein d'une situation-limite, c'est elle qui demeure tranchante et donne la mesure de la gravité du moment.
Occasion de dire que sans Björk, le film serait loin du niveau où il atteint. On ne peut en faire grief à Lars von Trier, puisqu'il a clamé partout qu'il ne l'aurait pas fait sans elle. Il se peut bien souvent qu'elle "se donne" beaucoup plus que lui, tant pis pour lui. Tant comme compositrice que comme comédienne (pour la première et la dernière fois, semble-t-il), l'Islandaise Givrée porte le film sur ses frêles épaules de Gelsomina moderne.
Décidément, le cinéma Les Trois Luxembourg me porte bonheur.
Cet article a été publié dans Le Petit Spectateur version papier N°91 Novembre-décembre 2000 - Janvier 2001
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- LIENS INTERNET
- FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Lars von Trier
Scénario : Lars von Trier
Production : Vibeke Windeløv, Peter Aalbæk Jensen, Lars Jönsson et Marianne Slot
Budget : 13,28 millions d'euros
Musique : Björk
Photographie : Robby Müller
Montage : François Gédigier et Molly Marlene Stensgård
Décors : Karl Juliusson
Pays d'origine : Allemagne, Danemark, États-Unis, Finlande, France, Islande, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède
Format : Couleurs - 2,35:1 - Dolby Digital - 35 mm
Genre : Musical, drame
Durée : 140 minutes
Dates de sortie : 17 mai 2000 (festival de Cannes), 8 septembre 2000 (Danemark, Norvège), 6 octobre 2000 (Canada, États-Unis), 11 octobre 2000 (Belgique), 18 octobre 2000 (France)
- DISTRIBUTION
Catherine Deneuve : Kathy
David Morse : Bill Houston
Peter Stormare : Jeff
Joel Grey : Oldrich Novy
Cara Seymour : Linda Houston
Vladica Kostic : Gene Jezkova
Jean-Marc Barr : Norman
Vincent Paterson : Samuel
Siobhan Fallon : Brenda
Zeljko Ivanek : le représentant du ministère public
Udo Kier : le docteur Porkorny
Jens Albinus : Morty
Reathel Bean : le juge
Mette Berggreen : la réceptionniste
- RECOMPENSES
Prix d'interprétation féminine pour Björk.
Prix du cinéma européen : Film européen de l'année 2000
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