Pas sur la bouche, de Alain Resnais * * * *
Vaudeville musical pétillant, Pas sur la bouche s’inscrit logiquement dans la continuité de l’œuvre d’Alain Resnais, mais y représente un point extrême : jamais il n’avait à ce point mis en avant l’élément théâtral et ludique de son cinéma… jusqu’à la menace du néant.
Paris, 1925. Une grande bourgeoise, Gilberte Valandray, dont le mari Georges a fait fortune dans la métallurgie, occupe son oisiveté à parrainer de loin les artistes d’avant-garde, et notamment Charles Brunner, fondateur de l’école cubisto-cunéiforme (également appelée « cucuïsme »). Georges n’est pas jaloux : il est persuadé qu’une femme reste attachée à son premier amant, et se croit celui de sa femme. Il ignore que Gilberte a un passé : elle a été, dans le temps jadis, brièvement mariée à un Américain hygiéniste, Eric Thomson, avec lequel Georges vient justement d’entrer en affaires.
Il s’agit donc d’une intrigue de boulevard, d’une course-poursuite plus sexuelle qu’amoureuse, dont la particularité est d’être musicale : Alain Resnais a tourné, telle quelle, une opérette d’André Barde et Maurice Yvain, à peine réorchestrée par Bruno Fontaine. La situation se complique tranquillement mais savamment, et c’est un septuor de personnages qui se retrouve, au troisième acte, et parfois en pyjama, dans la garçonnière de Faradel (Daniel Prévost), « sur le quai, le quai Malaquais », après un irrésistible tutti où l’adresse du rendez-vous circule plus vite que les notes de musique. Mais cette course-poursuite semble n’exister que pour elle-même, et le contact humain être une sorte de motivation inaccessible : c’est dire si l’on revoit différemment ce film après Cœurs. Gilberte flirte mais n’entend pas prendre d’amant, et de même, Eric Thomson, dégoûté, refuse obstinément qu’on l’embrasse sur la bouche — d’où le titre. La drague, ici, est une sorte de divertissement pascalien, trompe-la-mort et trompe-le-temps. L’âge, et derrière lui la mort, rôde : jusqu’à quel âge peut-on séduire ? Hilarant et effrayant comme une tête de mort, Darry Cowl, dans le rôle de la concierge, inquiète : il est passé du côté de la grande vieillesse et de l’effacement des sexes.
Le film marque en permanence par cette ambiguïté : projet de circonstance ou œuvre réfléchie ? On dirait que Resnais a, en fait, su profiter de l’occasion pour réaliser un film tout à fait personnel ; au départ, un projet romanesque et complexe, à tourner en Bretagne, sur un scénario de Michel Le Bris. Les assurances renâclent : après une conversation avec Bruno Pesery, Resnais se fait communiquer quelques partitions d’opérette, et choisit Pas sur la bouche, qui lui permet de conserver l’équipe originale, et notamment les acteurs, invités à chanter et qui s’en débrouillent très bien (notamment Isabelle Nanty, et outre Lambert Wilson qui est chanteur professionnel).
Le texte est joyeusement joueur, moque les jargons d’époque, accumule les calembours ; certains lyrics tiennent du tour de force oulipien. La musique de Maurice Yvain, ouverte aux influences du jazz, fait montre d’une grande subtilité mélodique (voir l’ouverture sur une demi-douzaine de thèmes successifs) et contrapuntique. Dans la continuité de Mélo ou de Smoking/No Smoking, Resnais ne nous laisse jamais oublier qu’il s’agit de théâtre. Les apartés faits à la caméra, la modification permanente des décors spectaculairement artificiels de Jacques Saulnier, revendiquent le caractère conventionnel et irréaliste de l’action.
C’est un royaume d’apparences : l’espace est sans cohérence, et les acteurs eux-mêmes, grimés à outrance, qu’ils organisent une représentation de théâtre-dans-le-théâtre ou jouent tout simplement leur personnage (Wilson binoclard, gominé, grisonnant, les lèvres manifestement maquillées ; Darry Cowl carrément travesti). Et s’il n’y avait, derrière ce décor, derrière ce rideau qui finit par tomber « pour le final / Ca, c’est pas mal ! », tout simplement rien ? Le néant ? Les personnages secondaires, rapidement exclus du ballet des corps et de l’échange du désir, disparaissent au lieu de sortir de la pièce, en fondu enchaîné, dans le bruit d’un envol d’oiseaux. Ainsi, par le comble de la légèreté, l’auteur de Nuit et brouillard et de Muriel rejoint les graves préoccupations de ses premiers films.
Paris, 1925. Une grande bourgeoise, Gilberte Valandray, dont le mari Georges a fait fortune dans la métallurgie, occupe son oisiveté à parrainer de loin les artistes d’avant-garde, et notamment Charles Brunner, fondateur de l’école cubisto-cunéiforme (également appelée « cucuïsme »). Georges n’est pas jaloux : il est persuadé qu’une femme reste attachée à son premier amant, et se croit celui de sa femme. Il ignore que Gilberte a un passé : elle a été, dans le temps jadis, brièvement mariée à un Américain hygiéniste, Eric Thomson, avec lequel Georges vient justement d’entrer en affaires.
Il s’agit donc d’une intrigue de boulevard, d’une course-poursuite plus sexuelle qu’amoureuse, dont la particularité est d’être musicale : Alain Resnais a tourné, telle quelle, une opérette d’André Barde et Maurice Yvain, à peine réorchestrée par Bruno Fontaine. La situation se complique tranquillement mais savamment, et c’est un septuor de personnages qui se retrouve, au troisième acte, et parfois en pyjama, dans la garçonnière de Faradel (Daniel Prévost), « sur le quai, le quai Malaquais », après un irrésistible tutti où l’adresse du rendez-vous circule plus vite que les notes de musique. Mais cette course-poursuite semble n’exister que pour elle-même, et le contact humain être une sorte de motivation inaccessible : c’est dire si l’on revoit différemment ce film après Cœurs. Gilberte flirte mais n’entend pas prendre d’amant, et de même, Eric Thomson, dégoûté, refuse obstinément qu’on l’embrasse sur la bouche — d’où le titre. La drague, ici, est une sorte de divertissement pascalien, trompe-la-mort et trompe-le-temps. L’âge, et derrière lui la mort, rôde : jusqu’à quel âge peut-on séduire ? Hilarant et effrayant comme une tête de mort, Darry Cowl, dans le rôle de la concierge, inquiète : il est passé du côté de la grande vieillesse et de l’effacement des sexes.
Le film marque en permanence par cette ambiguïté : projet de circonstance ou œuvre réfléchie ? On dirait que Resnais a, en fait, su profiter de l’occasion pour réaliser un film tout à fait personnel ; au départ, un projet romanesque et complexe, à tourner en Bretagne, sur un scénario de Michel Le Bris. Les assurances renâclent : après une conversation avec Bruno Pesery, Resnais se fait communiquer quelques partitions d’opérette, et choisit Pas sur la bouche, qui lui permet de conserver l’équipe originale, et notamment les acteurs, invités à chanter et qui s’en débrouillent très bien (notamment Isabelle Nanty, et outre Lambert Wilson qui est chanteur professionnel).
Le texte est joyeusement joueur, moque les jargons d’époque, accumule les calembours ; certains lyrics tiennent du tour de force oulipien. La musique de Maurice Yvain, ouverte aux influences du jazz, fait montre d’une grande subtilité mélodique (voir l’ouverture sur une demi-douzaine de thèmes successifs) et contrapuntique. Dans la continuité de Mélo ou de Smoking/No Smoking, Resnais ne nous laisse jamais oublier qu’il s’agit de théâtre. Les apartés faits à la caméra, la modification permanente des décors spectaculairement artificiels de Jacques Saulnier, revendiquent le caractère conventionnel et irréaliste de l’action.
C’est un royaume d’apparences : l’espace est sans cohérence, et les acteurs eux-mêmes, grimés à outrance, qu’ils organisent une représentation de théâtre-dans-le-théâtre ou jouent tout simplement leur personnage (Wilson binoclard, gominé, grisonnant, les lèvres manifestement maquillées ; Darry Cowl carrément travesti). Et s’il n’y avait, derrière ce décor, derrière ce rideau qui finit par tomber « pour le final / Ca, c’est pas mal ! », tout simplement rien ? Le néant ? Les personnages secondaires, rapidement exclus du ballet des corps et de l’échange du désir, disparaissent au lieu de sortir de la pièce, en fondu enchaîné, dans le bruit d’un envol d’oiseaux. Ainsi, par le comble de la légèreté, l’auteur de Nuit et brouillard et de Muriel rejoint les graves préoccupations de ses premiers films.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 1h55
Date de sortie : 3 décembre 2003
Texte de l’opérette : André Barde
Musique de l’opérette : Maurice Yvain
Assistant réalisateur : Laurent Herbier
Production : Bruno Pesery
Décors : Jacques Saulnier
Photographie : Renato Berta
Son : Jean-Marie Blondel, Gérard Hardy
Montage : Hervé de Luze
Arrangement musical : Bruno Fontaine
Durée : 1h55
Date de sortie : 3 décembre 2003
Texte de l’opérette : André Barde
Musique de l’opérette : Maurice Yvain
Assistant réalisateur : Laurent Herbier
Production : Bruno Pesery
Décors : Jacques Saulnier
Photographie : Renato Berta
Son : Jean-Marie Blondel, Gérard Hardy
Montage : Hervé de Luze
Arrangement musical : Bruno Fontaine
- DISTRIBUTION
Gilberte Valandray : Sabine Azéma
Arlette Poumaillac : Isabelle Nanty
Huguette Verberie : Audrey Tautou
Georges Valandray : Pierre Arditi
Charles « Charley » Brunner : Jalil Lespert
Faradel : Daniel Prévost
Eric Thomson : Lambert Wilson
Madame veuve Foin : Darry Cowl
Jeune fille : Bérengère Allaux
Jeune fille : Françoise Gillard
Jeune fille : Toinette Laquière
Jeune fille : Gwenaëlle Simon
Arlette Poumaillac : Isabelle Nanty
Huguette Verberie : Audrey Tautou
Georges Valandray : Pierre Arditi
Charles « Charley » Brunner : Jalil Lespert
Faradel : Daniel Prévost
Eric Thomson : Lambert Wilson
Madame veuve Foin : Darry Cowl
Jeune fille : Bérengère Allaux
Jeune fille : Françoise Gillard
Jeune fille : Toinette Laquière
Jeune fille : Gwenaëlle Simon
Soyez le premier à commenter cet article !
Enregistrer un commentaire