Saraband, de Ingmar Bergman * * * * *

Ce qui est bien avec Ingmar Bergman, c’est qu’il prend sa retraite à intervalles réguliers, et à chaque fois nous gratifie d’une merveille (cette fois c’est juré, c’est son dernier film). Son dernier repentir en date, Saraband, est l’un de ses chefs-d’œuvres, et le témoignage d’un talent d’une acuité intacte.

Marianne et Johan ont vécu ensemble voilà bien des années. Et c’est vrai : ils ont été les personnages de Scènes de la vie conjugale (1973). Voici bien longtemps que Marianne n’a plus de nouvelles de Johan. Sur une impulsion, elle décide d’aller le voir dans sa maison de campagne isolée, et devient le témoin de la tension familiale. Le fils mal-aimé de Johan et de sa première femme, Henrik, veuf depuis peu, s’est installé dans la maison d’à-côté, avec sa propre fille Karin, à qui il enseigne le violoncelle pour qu’elle puisse rentrer dans une école prestigieuse. Marianne devient la confidente des hésitations de Karin. Un cinquième personnage : la mère, décédée, de Karin, dont la photographie rythme le film. Tant d’éléments que nous avions vus dans d’autres films de Bergman et que celui-ci assume comme tels, tout en nous proposant de les revoir comme nous ne les avions jamais vus.

La sarabande du titre est celle, justement, de l’une des suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Elledonne le ton d’une œuvre intimiste et grave, parcourue par les bouffées del’humour cruel de Johan. Il s’agit pour l’intuitive Marianne d’amener la famille à vivre en vérité, cequi n’implique pas nécessairement, dans le monde de Bergman, uneréconciliation : la vérité, ce peut être aussi une tranchante déclarationde haine. Les personnages sont amenés à se déprendre de liens familiaux souventétouffants, ou imposés par les conventions plus que par l’affection, à cesserde vivre par procuration, et à conquérir leur liberté les uns vis-à-vis desautres ; une liberté évidemment beaucoup plus amère pour l’octogénaireJohan que pour la jeune Karin, qui a la vie devant elle. Le chemin de véritéira jusqu’au bout, jusqu’au moment où Johan, homme de pouvoir, non pas au senspolitique mais dans les relations humaines et familiales, se retrouve enfin nuet désarmé, à devoir accepter, voire demander, de l’aide.

Les hommes n’ont pas la part belle ; Bergman les regarde avecla solidarité des vieux monstres, alors qu’il célèbre l’intelligence, desfemmes. Il n’est pas impossible de voir en Johan un autoportrait, et dans sonisba forestière une jumelle de l’île de Farö, d’autant que c’est ErlandJosephson, ami et complice depuis soixante ans, qui interprète le rôle. Face àlui, Liv Ullmann, autre collaboratrice essentielle, et Julia Dufvenius,rafraîchissante en petite robe et grosses baskets, sont lumineuses. Bienqu’elle ait ses propres parts d’ombre (dont l’une est soulagée dansl’épilogue), Marianne apporte où elle passe un amour libérateur, peut-être aunom d’un Dieu dont pour une fois, dans la séquence centrale de la chapelle, Bergman suggère la présence. Le film bénéficie de l’expérience de Bergman dans le domaine du théâtre : il se caractérise par une dramaturgie extrêmement resserrée, issue du « théâtre de chambre » de Strindberg. Quelques décors, de longues scènes encadrées par un prologue et un épilogue où Marianne s’adresse directement à la caméra, suffisent au déploiement d’une intrigue complexe. Comme Strindberg, mieux que lui peut-être, Bergman donne à des détails d’origine naturaliste de profondes résonances symboliques. La course éperdue de Karin dans la forêt, qui s’achève au bord d’un étang où elle entre un instant, disparaissant du cadre, est ainsi une scène de mort (et la chemise de nuit de la jeune fille en fait un fantôme très acceptable) et de résurrection. Rien pourtant de moins théâtral, comme on voit — puisque le cadre est essentiel —, que les délicats plans-séquences de Bergman, parfois étouffants dans leur fixité, jamais précieux ni affectés. C’est un cliché de dire que la caméra caresse les personnages ; ce n’est pas vrai ici. Elle ne leur colle pas non plus un gros baiser sur les deux joues. Elle leur poserait plutôt, pudiquement, la main sur l’épaule.
Etienne Mahieux


  • BANDE ANNONCE



  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Suède
Durée : 1h47
Sortie en salles : 15 décembre 2004
Scénario : Ingmar Bergman
Assistant réalisateur : Torbjörn Ehrnvall
Production : Pia Ernhvall
Décors : Göran Wassberg
Photographie : Raymond Wemmenlöv
Son : Anders Degerberg, Carl Edström, Börje Johansson, Per Nyström, Ulf Olausson
Montage : Sylvia Ingemarsson
Musique : Jean-Sébastien Bach, Anton Brückner

  • DISTRIBUTION
Marianne : Liv Ullmann
Johan : Erland Josephson
Henrik : Börje Ahlstedt
Karin : Julia Dufvenius
Martha : Gunnel Fred

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