Je ne suis pas là pour être aimé, de Stéphane Brizé * * *

Le deuxième film de Stéphane Brizé confirme son goût pour les personnages à la croisée des chemins, qu’il confronte à la possibilité de sortir du cadre, social ou familial, où ils ont été jusqu’ici confinés. Patrick Chesnais et Anne Consigny illuminent cette histoire de rencontre presque manquée…

Jean-Claude Delsart est huissier de justice, métier pas commode où l’on s’attire rarement l’affection des usagers. Ce quinquagénaire divorcé a des rapports aussi peu intimes avec son fils, qui suit timidement sa voie, qu’avec son père, qui est la terreur de sa maison de retraite. Il n’a pas encore l’âge de l’un, mais il n’a plus l’âge de l’autre ; tout laisse sentir que dans cette famille, les générations pourraient bien se succéder en se ressemblant. Mais bien qu’il en fasse peu d’usage, Jean-Claude a un cœur, que deux incidents rappellent à son bon souvenir. Premier incident : essoufflé par les escaliers qu’il ne cesse de monter, il se fait prescrire un effort modéré par son cardiologue, ce qui lui sert de prétexte pour pousser enfin la porte du cours de tango qui fait face à son étude. Deuxième incident : au cours de tango, il y a Fanfan. Grave complication du deuxième incident : Fanfan est fiancée.

Le costume de Jean-Claude est gris ; sa vie est grise ; on pourrait considérer Stéphane Brizé comme l’un des maîtres artisans d’une esthétique de la grisaille (soit dit sans ironie : c’est notamment une technique de peinture pour vitraux) qui, de Philippe Lioret (Je vais bien, ne t'en fais pas) à Jean-Pierre Améris, d’Agnès Jaoui à Philippe Le Guay ou Nicole Garcia, domine en ce moment le cinéma français d’analyse psychologique, sous le patronage de Claude Sautet dont Un cœur en hiver annonçait le sujet de Je ne suis pas là pour être aimé.

Les personnages semblent, au premier abord, définis au-delà du raisonnable par leur place dans la société, et par des comportements typiques qui ne sont pas loin du cliché. L’huissier de justice est une porte de prison, sa secrétaire écoute aux portes, le fiancé de Fanfan passe son année de disponibilité de l’Education nationale devant son téléviseur… Doué pour la comédie, le cinéaste les trace en deux ou trois traits qui s’arrêtent au bord de la charge. On pourrait craindre un sérieux manque d’imagination. Mais le propos de Stéphane Brizé est en fait de faire trembler ces catégories qui semblent définies à l’avance, de montrer ces personnages hésitants devant leur vie et les nouveaux choix qui s’ouvrent à eux, de même que la contractuelle du Bleu des villes (1999) était tentée de monter à Paris pour mener la vie d’artiste. Le scénario bouscule ces personnages qui semblent aussi empaquetés dans leurs rayons que les flacons de parfum entre lesquels Jean-Claude hésite à la parfumerie, de même que le jeu des acteurs fait trembler la sagesse des plans moyens impeccablement équilibrés du cinéaste. Celui-ci n’a de cesse, dès lors que Jean-Claude et Fanfan se sont rencontrés et se laissent submerger par l’émotion de cette rencontre, de réinventer le travelling circulaire et de transformer sa mise en scène en véritable caresse. Pour autant il ne sacrifie aucun personnage, et l’appartement que l’on saisit révèle beaucoup de choses de la vie, et des goûts inattendus de sa locataire.

Ce n’est pas un mince travail que de représenter la gaucherie, cette maladresse permanente du timide et retenu Jean-Claude qui explose parfois en colères blessantes, mais aussi la cruauté involontaire de Fanfan, dont la lucidité a un cran de retard sur ses engagements. Si Jean-Claude découvre le grand amour, que recherche-t-elle ? La danse, la proximité physique, métaphore d’autres proximités ? Les personnages ont difficilement accès à la parole : le père de Jean-Claude n’a jamais su exprimer son affection à son fils, qui semble cantonné au bougonnement et aux mots blessants. Françoise elle-même cache ses fiançailles à Jean-Claude, et la parole, instrument à deux tranchants, est dans le film un instrument de libération autant que de blessure, étant entendu qu’il n’y a que la vérité qui blesse. Jean-Claude blesse son père en lui envoyant à la figure cinquante ans de vérité péniblement contenue ; le dragueur méphistophélique qui s’insinue avec Jean-Claude et Fanfan dans l’ascenseur y prononce délibérément des vérités blessantes. Cette hésitation face à l’ambivalence de la parole nous vaut de magnifiques scènes de « truffaldage », ce marivaudage des grands timides : « J’aime bien votre voiture, elle est très agréable. — Oui, oui, c’est une voiture étrangère (1). En fait je voulais prendre une française et finalement… j’ai pris une étrangère. — Ah oui. » Et Stéphane Brizé a l’intelligence de frôler le conte de fées sans y tomber : qu’on n’attende pas de Jean-Claude qu’il cesse de bougonner, ni de Fanfan qu’elle renverse la table et fasse un choix radical, — ou pas encore ? L’ensemble du film est le fruit d’un long et minutieux travail d’écriture, réduit à une épure au montage, de nombreuses scènes que Stéphane Brizé jugeait trop explicatives ayant servi, en amont, à nourrir le travail des acteurs.

Il est mieux que secondé dans sa tâche par ceux-ci, d’ailleurs choisis méthodiquement pour l’intérêt, l’électricité de leur rencontre sur l’écran. Patrick Chesnais impose une présence qui ne trahit jamais l’effort et sa seule arrivée à l’image suffit à créer tension et violence. Par ailleurs le film révèle une fée — enfin, révèle… Anne Consigny était déjà lumineuse avec les joues rondes de ses dix-huit ans dans la Cerisaie de Peter Brook aux Bouffes du Nord. L’indispensable Manoel de Oliveira en avait fait la Sept-Epées de son démesuré Soulier de satin. Mais le cinéma avait boudé ce pilier de nos planches au point qu’elle n’a pas croisé une caméra de toute la décennie 1990. Mais comme le postule le film, il n’est jamais trop tard.

(1) Elle avait la marche légère / Et de longues jambes de faon / J’aimais déjà les étrangères / Quand j’étais un petit enfant. (Note de Louis Aragon)

Etienne Mahieux


  • BANDE ANNONCE




  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 1h33
Année de sortie : 12 octobre 2005 :o)
Scénario : Stéphane Brizé, Juliette Sales
Production : Milena Poylo, Gilles Sacuto
Assistant réalisateur : Maurice Hermet
Décors : Valérie Saradjian
Photographie : Claude Garnier
Montage : Anne Klotz
Musique : Eduardo Makaroff, Christoph H. Müller

  • DISTRIBUTION
Jean-Claude Delsart : Patrick Chesnais
Françoise « Fanfan » Rubion : Anne Consigny
M. Delsart : Georges Wilson
Thierry : Lionel Abelanski
Jean-Yves Delsart : Cyril Couton
Agnès : Hélène Alexandridis
Mme Rubion : Geneviève Mnich
Hélène : Anne Benoît
Le dragueur : Olivier Claverie
Rose Diakité : Marie-Sohna Condé

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1 Commentaire

C'est le seul film que j'ai vu à Dijon !! J'ai bien aimé. Patrick Chesnais et Anne Consigny jouent juste, et le film est somme toute agréable. J'ai particulièrement apprécié la relation ambivalente de Jean-Claude Delsart avec son vieux père... (déformation professionnelle oblige !)

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