Les Deux Anglaises et le Continent, de François Truffaut * * * * *

Pour la deuxième fois, avec Les Deux Anglaises, Truffaut s’attaquait à un roman de Henri-Pierre Roché, dont l’intrigue est très exactement symétrique à celle de Jules et Jim, puisqu’il s’agit cette fois de l’hésitation sentimentale d’un jeune homme devenu l’ami de deux jeunes femmes, sœurs et anglaises, toutes deux amoureuses de lui d’une façon qui demeure longtemps informulée.

Nous sommes au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle. Claude Roc, un jeune homme au tempérament artiste, qui vit sous la coupe d’une mère possessive, rencontre Anne Brown, une jeune anglaise en vacances en France ; celle-ci s’attache à lui et fait le projet de lui faire rencontrer sa sœur Muriel, restée en Angleterre où elle soigne une fatigue oculaire. Aux vacances suivantes, Claude fait un séjour au pays de Galles chez les Brown. Les deux Anglaises et « le Continent », le français qui vient élargir leur vision du monde puritaine, forment un trio enfantin et innocent ; jusqu’au jour où…

Truffaut a tourné ce film au sortir d’une dépression fulgurante, née de l’épuisement (il venait de tourner quatre films en deux ans) et d’une rupture sentimentale qui l’avait affecté. Il est allé puiser la guérison dans les mots de Roché, et dans l’envie de raconter une histoire qui, directement autobiographique de la part du romancier (qui a réutilisé des pans entiers de son journal intime et de sa correspondance), pouvait présenter des échos avec la vie du cinéaste.

Pour montrer à quel point le film naît du langage, Truffaut, qui est lui-même le récitant d’une voix off nécessairement réécrite (car le film passe de la marqueterie de points de vue du roman à une narration classique à la troisième personne), a placé le générique sur des plans du livre de Roché couvert de ses propres annotation en vue de l’écriture du scénario. Essentiellement tourné en décors naturels et en extérieurs — la providence du film d’époque à petit budget — Les Deux Anglaises et le continent semble suscité par des phrases qu’il n’illustre jamais avec exactitude, mais que le film semble développer, compléter, faire résonner harmoniquement.

La situation centrale du film est délicate, et menace parfois de devenir scabreuse. Truffaut, admirateur de la franchise de Roché, se garde de l’idéaliser ou de l’atténuer. Mais il combat en revanche toute complaisance, et se garde de toute provocation. Son regard sur ses trois personnages est porteur d’une étonnante fraternité. Il évite l’affectation romantique jusqu’à se priver de filmer les cieux (apparemment parce qu’il considérait que filmer de beaux nuages était une facilité sentimentale), construisant l’espace du film, dans les superbes séquences anglaises, en partageant l’espace entre la mer et la terre. Des conversations de part et d’autre d’une barrière, un travelling circulaire complet autour d’une petite île transformée en jardin d’Eden, rappellent le regard limpide des grands cinéastes scandinaves. Si romantisme il y a (et les sœurs Brown évoquent explicitement les sœurs Brontë), il est en permanence retenu, empêché, brimé ; Truffaut renverse d’ailleurs les clichés nationaux, et un Léaud retenu, au jeu presque blanc, fait face à deux tornades, Stacey Tendeter et surtout Kika Markham.

Le film met en effet scène des personnages aux prises avec leur propre surmoi moral, fort important (et qui a paru anachronique à la sortie du film, en pleine libéralisation des mœurs), et qui empêche toute effusion. Mais le propos de Truffaut, lui, n’a rien de moralisateur. Il s’agit d’observer comment les sentiments et les désirs les plus généreux peuvent se transformer en souffrance. C’est le corps des personnages qui révèle leur intériorité, dans ce « film physique sur l’amour », dès le début, où Claude, encore du côté de l’enfance (il fait des acrobaties sur une balançoire, encouragé par des enfants), se casse la jambe en chutant, avant que quelques scènes plus loin Anne, lui ordonnant d’abandonner sa canne, ne démontre sa parfaite guérison, les arpèges de Georges Delerue évoquant alors une sorte de miracle : castration symbolique (il se casse un membre) d’un jeune homme maintenu artificiellement dans l’enfance, renaissance grâce à la rencontre avec une autre femme que sa mère. On se souvient d’ailleurs que les personnages de Truffaut sont souvent à la recherche de leur identité masculine, et d’une situation vraie face aux femmes ; qu’Antoine Doinel, également joué par Jean-Pierre Léaud, disait à Christine Darbon (Claude Jade) : « Tu es ma soeur, tu es ma mère, tu es ma fille… » pour se faire sèchement répondre « J’aurais bien voulu être aussi ta femme. »

Mais le personnage le plus étonnant est celui de Muriel, chez qui le refoulement des sentiments et des désirs est le plus radical, et qui entraîne le film à la fois vers une très grande crudité (parce qu’en bonne puritaine, elle fait tout payer à son corps, et cher) et un lyrisme tragique.

Le « pur amour à trois » n’est pas plus possible ici que dans Jules et Jim, cette fausse utopie. Il faut au moins une victime — vous verrez laquelle — le rebondissement n’existe pas chez Roché — et le gâchis est inévitable. Les Deux Anglaises n’est pas un film plaisant, attendrissant, sentimental. C’est un film pudique et terrible.

Etienne Mahieux

  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 2h10
Sortie : Novembre 1971
Scénario : Jean Gruault,
François Truffaut
D’après le roman Deux Anglaises et le Continent de : Henri-Pierre Roché
Assistante du réalisateur : Suzanne Schiffman
Production :
François Truffaut, Marcel Berbert
Directeur de production : Claude Miller
Décors : Michel de Broin
Scripte : Christine Pellé
Photographie : Nestor Almendros
Son : René Levert
Montage : Yann Dedet
Musique : Georges Delerue

  • DISTRIBUTION
Claude Roc : Jean-Pierre Léaud
Anne Brown : Kika Markham
Muriel Brown : Stacey Tendeter
Mrs Brown : Sylvia Marriott
Claire Roc : Marie Mansart
Mr. Flint : Mark Peterson
Diurka : Philippe Léotard
Le chiromancien : David Markham
Ruta : Irène Tunc
L’homme d’affaires : Georges Delerue
Le marchand d’art : Marcel Berbert
La secrétaire de Claude : Christine Pellé
Fillette sous la balançoire : Laura Truffaut
Fillette sous la balançoire : Ewa Truffaut
Garçonnet sous la balançoire : Guillaume Schiffman
Garçonnet sous la balançoire : Mathieu Schiffman
Monique de Montferrand : Annie Miller
Le narrateur : François Truffaut

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