La Tourneuse de pages, de Denis Dercourt * * * *

Musicien, Denis Dercourt connaît la fragilité et le perfectionnisme des artistes. Il les place à l’origine de cette histoire de vengeance mais, plutôt que de s’étendre sur les motivations psychologiques de son héroïne, il base sur leur opacité un suspense haletant.

Mélanie, une fillette d’une dizaine d’années, étudie le piano, et prépare un concours important. Alors qu’elle effectue une prometteuse prestation, on vient glisser à l’une des membres du jury, Ariane Fouchécourt, une photographie à dédicacer. L’intrusion perturbe l’enfant, qui commet plusieurs lourdes erreurs sur la fin de son morceau.
Recalée.
Malgré les encouragements de ses parents, Mélanie abandonne le piano. Une deuxième dizaine d’années plus tard, BTS en poche, elle effectue un stage dans un cabinet d’avocat. Son employeur est à la recherche d’une garde pour son fils ; elle se propose, et vient donc passer les vacances de la Toussaint dans sa propriété de Montfort-l’Amaury. L’avocat n’est autre que le mari d’Ariane, et Mélanie se rend vite indispensable à celle-ci, qui fait d’elle sa tourneuse de pages.Que veut au juste Mélanie ? Jusqu’où peut s’exercer son éventuelle vengeance ? S’agit-il d’appliquer à Ariane la loi du talion, en lui faisant rater une prestation — ou d’autre chose ? Mélanie mûrit-elle son plan ou se laisse-t-elle ballotter par les événements ? Mystère, et mystère profond. La jeune fille, que le scénario laisse sans confident, est généralement mutique et impassible ; elle arbore bien souvent, même seule, un visage émerveillé ou éperdu qui laisse planer le doute sur ses sentiments vis-à-vis d’Ariane : ne recherche-t-elle pas finalement, pour elle-même, de l’humiliation ? Sans faire injure aux mieux qu’excellents Catherine Frot, Pascal Greggory ou Jacques Bonnaffé, il faut souligner que Déborah François (L'Enfant des frères Dardenne) porte le film sur ses épaules, et qui plus est par une composition absolument retenue, où la moindre esquisse de sourire peut représenter un rebondissement (je n’exagère pas : guettez cette esquisse sur le banc de la gare de Montfort). Cette opacité quasi absolue du personnage la rend quasiment imprévisible. Chaque geste quotidien, chaque entrée dans une pièce inconnue devient une occasion de suspense. Denis Dercourt organise remarquablement un espace oppressant, par exemple en quadrillant la table du dîner par un champ-contrechamp à cent-quatre-vingt degrés filmant toujours deux convives entre les épaules des deux autres. Comme peu de conversation réelle s’établit entre les deux côtés de la table (les Fouchécourt parlent, Mélanie et le fils se taisent) et que la caméra sépare les convives attablés du même côté, chacun se retrouve absolument isolé. De très légers travellings latéraux soulignent la séparation en parcourant l’espace sans jamais relier un convive à un autre. C’est glaçant.

Dercourt crée ainsi tout au long du film un malaise presque physique, et laisse le (petit) spectateur se tortiller sur son siège, et déduire, voire rêver, l’intériorité des personnages, en doublant la piste de la vengeance d’une artiste brisée par celle d’un conflit de classes, et par celle d’une étrange fascination. Avouons avoir remarqué quelques clichés, mais dont l’usage sert la mise en scène : une fausse sortie de Mélanie intimidée par maître Fouchécourt, ou sa façon de se déplacer plus lentement entre les buissons que sa proie supposée. Il s’agit toujours d’inquiéter par l’attitude même des personnages.

Certes le film croise pas mal de thèmes et de figures déjà rencontrés ailleurs. Si Denis Dercourt ne donne cependant pas l’impression d’avoir repris des lieux communs pour réaliser un exercice de style, c’est que si la lumineuse et fascinante Mélanie peut vaguement faire songer à l’ange de Théorème, Dercourt croise plus souvent le chemin de ses contemporains que des classiques. Violence psychologique et violence sociale se croisaient déjà dans Match point (que l’on évoque par la coïncidence de deux parties de tennis) ; art et vampirisme faisaient le sujet de Capote, où Philip Seymour Hoffman se montrait déjà très énigmatique (1) et, voici un an, d’un autre excellent film à suspense français, estival et inattendu : Imposture de Patrick Bouchitey. L’économie dramatique dont fait preuve Dercourt (1h25 tirée au cordeau) fait de son film une remarquable synthèse de l’air du temps. S’il faut conclure ce ballet de références (en fait le rêve d’un article qui développerait tout cela), j’évoquerai volontiers La Cérémonie : par le milieu évoqué, le style, et son amour de l’opacité, l’auteur de La Tourneuse de pages se mesure dignement à la meilleure veine de Claude Chabrol.

Les précédents films de Denis Dercourt n’avaient obtenu qu’un écho très relatif. Celui-ci, sélectionné à Cannes pour Un Certain regard, semble marquer son entrée dans la cour des grands.

(1) Comparer Philip Seymour Hoffman à la sublime Déborah François, voilà une idée bizarre (note de Bertrand Morane).

Etienne Mahieux

  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Réalisateur : Denis Dercourt
Date de sortie : 09 Août 2006
Scénario & dialogues : Denis Dercourt, avec la collaboration de Jacques Sotty
Image : Jérôme Peyrebrune
Montage : François Gedigier
Son : Olivier Mauvezin, Benoit Hillebrant, Olivier Dô Huu
Musique originale : Jérôme Lemonnier
Décors & Costumes : Antoine Platteau
Maquillage : Chantal Leothier, Véronique Delmestre
Producteur délégué : Michel Saint-jean
Producteur exécutif : Tom Dercourt
Casting : Brigitte Moidon
Première assistante réalisation : Rafaèle Ravinet-Virbel
Compositeur : Jérôme Lemonnier
Distributeur : Diaphana

  • DISTRIBUTION
Ariane Fouchécourt : Catherine Frot
Mélanie Prouvost : Deborah François
Jean Fouchécourt : Pascal Greggory
Virginie : Clotilde Mollet
Laurent : Xavier De Guillebon
Madame Prouvost : Christine Citti
Monsieur Prouvost : Jacques Bonnaffé
Tristan : Antoine Martynciow
Mélanie enfant : Julie Richalet
Madame Onfray : Martine Chevallier
Werker : André Marcon
La présentatrice radio : Arièle Buteaux

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1 Commentaire

Troublant… comme au sortir d'un rêve, oppressant. Je garde en mémoire ces plans serrés sur le visage clair et impassible de Mélanie, ces longs passages de musique et de mutisme teintés d’une intensité dramatique et veloutée…
Et puis, tout au début du film, il y a les premiers plans de viande découpée à la hachette, entrecoupés de plans de Mélanie, enfant, jouant du piano, comme pour annoncer au spectateur « Vous allez d’une manière ou d’une autre assister à une boucherie. » Si nous sommes loin de la boucherie de la Cérémonie, nous sommes tout de même plongés dans une atmosphère tout aussi lourde et tragique, avec au commandement un être totalement insaisissable. Sadisme / masochisme, amour / haine, nous sommes constamment dans l’entre-deux, à scruter, comme le dit Etienne, la moindre esquisse de sourire et le moindre regard, pour essayer de démêler le mystère silencieux de Mélanie.

Je ne m’étendrai pas davantage, puisque je rejoins en plusieurs point l’humble avis d’Etienne. Je noterai simplement que « La Tourneuse de pages » est un film d’une remarquable finesse, la distribution est prodigieuse : Catherine Frot et Deborah François sont absolument épatantes.
En bref, un film à vivre et à voir absolument.

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