Mala Noche, de Gus Van Sant * * * *

Quelques uns des meilleurs films du moment ont une vingtaine d’années. Mais ils trichent : on sort des archives les premiers films des maîtres. Mala noche de Gus Van Sant, présenté cette année à Cannes vingt-et-un ans après sa réalisation, contient déjà tout l’univers de son auteur, mais témoigne également d’une importante évolution stylistique.

L’action se situe à Portland (Oregon). Walt Curtis y travaille dans une épicerie. Il y rencontre un jour un jeune saisonnier mexicain, manifestement pas en règle avec la législation sur l’immigration, Johnny. Coup de foudre de Walt pour Johnny. Il tâche de l’attirer dans son lit, mais Johnny ne quitte jamais son ami Roberto. Les deux jeunes gens jouent du désir de Walt pour obtenir un peu de protection ; Johnny se refuse à lui ; en revanche Roberto s’offre cyniquement.

Réalisé avec très peu de moyens et dans des conditions parfois burlesques (1), Mala noche propose une vision presque documentaire — mais jamais didactique, au contraire il faut attraper les informations au vol — de la jeunesse marginale de Portland. Gus Van Sant met d’ailleurs en abyme cet aspect de son film en dotant ses personnages d’une caméra Super 8 (couleurs, alors que la narration est en noir et blanc). Aussi bien Walt, malgré sa position de « gringo » bénéficiant d’un certain nombre d’avantages économiques, que Johnny et Roberto sont des oubliés du rêve américain ; et bien sûr cette position marginale est également due à l’homosexualité de Walt, qui n’est admise que dans un milieu fermé, et qui lui vaut le mépris (ou du moins l’affectation de mépris) de ses deux protégés, jamais en reste pour le traiter de « puto ».

La rencontre entre cette familiarité quotidienne et le thème du désir, qui idéalise, qui fantasme, qui rompt abruptement la chaîne des causalités psychologiques, est caractéristique du monde de Gus Van Sant ; à bien des égards, Mala Noche annonce My Own private Idaho. Toutefois, le style du film surprend autant qu’il séduit de la part d’un cinéaste qui a fait d’un traitement particulier du temps le cœur même de son travail. Il n’y a en effet presque pas encore de temporalité dans Mala Noche, montage très rapide (1h18) d’une succession d’instants qui ne deviennent que très rarement de véritables scènes, à l’intérieur même desquelles on a parfois l’impression que Van Sant limite volontairement chaque plan à un geste ou une réplique. A l’inverse de ses contemporains exacts (un Jarmusch, par exemple), Van Sant n’a encore en 1985 aucune attirance, semble-t-il, pour la durée, pour l’image-temps. Dit autrement, il n’a pas encore vu (ou pas digéré) les films de Wenders. On sent plus ici l’influence de Pasolini pour l’image, des séries B hollywoodiennes, ou de Kenneth Anger, maître du montage-pulsation.

Mala Noche est un film expressionniste, où les noirs et blancs claquent, où les cadres sont penchés ou découpent les corps comme arbitrairement. L’effort de composition, permanent, est allégé par la vivacité du montage. Très brillamment, Van Sant retourne ainsi en qualités flamboyantes les contraintes techniques d’un tournage en 16mm, qui a dû utiliser plus qu’à son tour de simples chutes de pellicule. Il a le style qu’il peut, mais précisément, du style. La seule scène d’amour physique du film — pour laquelle votre serviteur ne saurait être client a priori vu le sexe des protagonistes — est une petite merveille : la dissolution de la durée, le découpage fragmentaire, le silence qui règne (ou ai-je rêvé ?) en font un pur et beau flux de sensations. Si les sentiments du protagoniste demeurent parfois quelque peu théoriques (l’acteur, Tim Streeter, s’appliquant essentiellement à être cool, laisse la voix off faire une bonne partie du travail), c’est, en retour, la pudeur et la finesse qui tissent ce très beau Mala Noche.

(1) Alors que Johnny est censé ne pas parler un mot d’anglais, Doug Cooeyate, lui, ne parlait pas un mot d’espagnol — il est doublé pour ses rares dialogues (Note du Service Linguistique)

Etienne Mahieux


  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis
Année de production : 1985
Date de sortie : 11 Octobre 2006
Durée : 1h18
Production, scénario et montage : Gus Van Sant
D’après l’autobiographie de : Walt Curtis
Photographie : John J. Campbell
Musique : Peter Daamaan, Karen Kitchen, Creighton Lindasy

  • DISTRIBUTION
Walt Curtis : Tim Streeter
Johnny : Doug Cooeyate
Roberto « Pepper » : Ray Monge
Betty : Nyla McCarthy

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