Le Fils du désert, de John Ford (1948) * * * * *
L’un des films les plus singuliers de John Ford, Le Fils du désert est pour lui un retour à un thème déjà traité du temps du muet, et qui avait fait l’objet de plusieurs autres versions (dont une de William Wyler). Les codes du genre du western s’y mêlent à l’expression directe de la spiritualité, à l’occasion d’une visite inattendue du thème des Rois mages.
Trois hommes arrivent dans la ville de Bienvenue (Arizona) avec la ferme intention d’alléger les coffres de la banque et font, par hasard, la connaissance préalable du shérif, Buck Sweet. Leur forfait accompli, ils fuient, poursuivis par le représentant de la loi. Sweet, qui semblait bonhomme, est un homme redoutablement intelligent, qui leur coupe la route des points d’eau et les oblige à errer dans le désert. C’est là qu’ils rencontrent, dans un chariot isolé, une femme sur le point d’accoucher. Celle-ci meurt dans leurs bras non sans leur avoir fait promettre de s’occuper du bébé, qui portera leurs trois noms. Robert William Pedro.
La force de ce film est double. Tout d’abord, le scénario, qui s’inspire de façon explicite de l’histoire des Mages, a l’intelligence de ne pas décalquer le récit biblique. Il est construit comme un centon de situations et de remarques renvoyant toutes aux Ecritures, mais recomposées avec une certaine fantaisie. L’entrée de Jésus à Jérusalem, par exemple, est convoquée aussi bien que la Nativité. Or comme il y va volontairement, en sachant qu’il y rencontra son supplice, la figure christique se déplace du petit bébé au personnage de Wayne, qui se rend à New Jerusalem pour sauver l’enfant, en négligeant tout à fait sa sauvegarde personnelle. Les allusions bibliques, extrêmement nombreuses, empruntent souvent le canal de la plaisanterie, ce qui n’est pas la moindre séduction d’un scénario très bien écrit.
L’autre point fort du film est la franchise avec laquelle Ford mêle le thème religieux du scénario à son univers presque habituel, étant donné qu’il a contribué plus que d’autres à fixer les archétypes du western au cinéma. Le film commence par une exposition riche à la fois en notations réalistes (Ford décrit la vie quotidienne de personnages ordinaires en contrepoint avec la vie aventureuse des trois bandits) et comiques (autour du personnage de la fille du directeur de la banque, ravie de revenir dans l’Ouest après deux ans dans un pensionnat de Nouvelle-Angleterre). Après l’admirable scène du braquage et de la poursuite, le ton adopté par Ford change. Il conduit ses personnages au désert, à la fois dans le sens strict du terme, et nous assistons avec plaisir au déploiement des deux stratégies rivales de Hightower et de Sweet, et dans le sens spirituel. Après la rencontre du bébé, tant que les trois fugitifs restent aux alentours du chariot, nous restons dans un cadre classique et riche de notes comiques : nos trois durs-à-cuire doivent en effet apprendre à s’occuper d’un bébé, en croisant leur propre instinct, les recommandations d’un petit livre trouvé dans le chariot, et les moyens du bord. Mais une fois qu’ils sont repartis, le désert se fait abstrait. Nulle rencontre, nul danger spécifique (seules certaines zones, comme celle du lac salé, sont plus dangereuses que d’autre sans changer de nature), un trajet obstiné de la part des trois hommes : il s’agit d’une marche toute mentale et non d’un film d’aventures.
Ce petit coin de nature est le cadre idéal pour signaler le travail des acteurs : le ressort essentiel du film étant la soif, Pedro Armendariz (qui dissimule au premier abord la complexité de son personnage sous les habits de l’histrion mexicain de service), Harry Carey jr. qui faisait ses grands débuts dans ce film dédié à la mémoire de son père (1) et rend crédible la conversion de son personnage, enfin John Wayne, comme toujours exceptionnel devant la caméra de Ford, rendent tous trois admirablement l’affaiblissement physique de leurs personnages. Wayne, qui l’eût cru, se livre dans les dernières séquences de la traversée du désert, à un travail chorégraphique digne des meilleures pages de la danse contemporaine. Ford, dont le style est reconnaissable en trois plans à sa façon souveraine d’inscrire les hommes dans un paysage qui les dépasse de toute sa grandeur, mais où ils ont acquis une liberté d’action qui les grandit, était l’homme entre tous qui pouvait rendre inoubliable ce parcours — et de fait, je me rappelais d’une façon étonnamment précise, lorsque je l’ai revu pour préparer le ciné-club, de ce film vu pourtant à l’âge neuf ou dix ans. La tempête de sable, loin des clichés et des facilités, possède une force graphique inouïe qui permet de deviner le vent de l’Esprit derrière les bourrasques du désert mojave.
De plus en plus pénétrés de l’importance de leur mission, les trois hommes se créent une bulle mentale qui leur permet d’avancer, en même temps qu’elle maintient l’ambiguïté entre une lecture strictement miraculeuse de l’histoire, et la possibilité de n’y voir que le dérèglement de trois cerveaux hallucinés par les privations. La force de la situation et du style est telle que le film, qui sacrifie pourtant très peu à l’esthétique sulpicienne, a pu susciter la gêne amusée du public du ciné-club du Mouvement Chrétien des Cadres, qui a perdu l’habitude d’une expression artistique aussi directe de la foi…
La fin du film, qui se fait à nouveau sur un ton comique qui confine à la fantaisie burlesque (et qui n’a pas peu inspiré le Robert Altman de Cookie’s Fortune), révèle en fait une joie conquise sur l’adversité, proposant une nouvelle synthèse entre les thèmes habituels du western (c’est-à-dire la conquête d’un espace et d’un mode de vie) et la parabole évangélique.
(1) Harry Carey était un acteur de western populaire, qui tenait invariablement le rôle principal des moyens-métrages qui constituèrent les premiers essais de Ford. A ce titre il jouait l’un des trois fuyards dans la première version du Fils du désert, Marked men (1919). A l’arrivée du parlant, il devint l’un des acteurs de second plan les plus appréciés de Hollywood, et joue notamment dans Mr. Smith au Sénat (Note du Service de Documentation).
Titre original : Three Godfathers
Durée : 1h46
Scénario : Laurence Stallings, Frank S. Nugent
D’après une histoire de : Peter B. Kyne
Premier assistant : Wingate Smith
Production : John Ford, Merian C. Cooper
Décors : James Basevi
Photographie : Winton C. Hoch
Son : Joseph I. Kane, Frank Moran
Montage : Jack Murray
Musique : Richard Hageman
Pedro Roca Fuerte : Pedro Armendariz
William Kearney, « The Abilene Kid » : Harry Carey, jr.
Pearley « Buck » Sweet : Ward Bond
Connie Lou Sweet : Mae Marsh
La mère : Mildred Natwick
Miss Florie : Jane Darwell
Le juge : Guy Kibbee
Miss Ruby Latham : Dorothy Ford
Curly, l’adjoint du shérif : Hank Worden
Un patrouilleur : Ben Johnson
Un ivrogne : Francis Ford
Le pianiste du saloon : Richard Hageman
Trois hommes arrivent dans la ville de Bienvenue (Arizona) avec la ferme intention d’alléger les coffres de la banque et font, par hasard, la connaissance préalable du shérif, Buck Sweet. Leur forfait accompli, ils fuient, poursuivis par le représentant de la loi. Sweet, qui semblait bonhomme, est un homme redoutablement intelligent, qui leur coupe la route des points d’eau et les oblige à errer dans le désert. C’est là qu’ils rencontrent, dans un chariot isolé, une femme sur le point d’accoucher. Celle-ci meurt dans leurs bras non sans leur avoir fait promettre de s’occuper du bébé, qui portera leurs trois noms. Robert William Pedro.
La force de ce film est double. Tout d’abord, le scénario, qui s’inspire de façon explicite de l’histoire des Mages, a l’intelligence de ne pas décalquer le récit biblique. Il est construit comme un centon de situations et de remarques renvoyant toutes aux Ecritures, mais recomposées avec une certaine fantaisie. L’entrée de Jésus à Jérusalem, par exemple, est convoquée aussi bien que la Nativité. Or comme il y va volontairement, en sachant qu’il y rencontra son supplice, la figure christique se déplace du petit bébé au personnage de Wayne, qui se rend à New Jerusalem pour sauver l’enfant, en négligeant tout à fait sa sauvegarde personnelle. Les allusions bibliques, extrêmement nombreuses, empruntent souvent le canal de la plaisanterie, ce qui n’est pas la moindre séduction d’un scénario très bien écrit.
L’autre point fort du film est la franchise avec laquelle Ford mêle le thème religieux du scénario à son univers presque habituel, étant donné qu’il a contribué plus que d’autres à fixer les archétypes du western au cinéma. Le film commence par une exposition riche à la fois en notations réalistes (Ford décrit la vie quotidienne de personnages ordinaires en contrepoint avec la vie aventureuse des trois bandits) et comiques (autour du personnage de la fille du directeur de la banque, ravie de revenir dans l’Ouest après deux ans dans un pensionnat de Nouvelle-Angleterre). Après l’admirable scène du braquage et de la poursuite, le ton adopté par Ford change. Il conduit ses personnages au désert, à la fois dans le sens strict du terme, et nous assistons avec plaisir au déploiement des deux stratégies rivales de Hightower et de Sweet, et dans le sens spirituel. Après la rencontre du bébé, tant que les trois fugitifs restent aux alentours du chariot, nous restons dans un cadre classique et riche de notes comiques : nos trois durs-à-cuire doivent en effet apprendre à s’occuper d’un bébé, en croisant leur propre instinct, les recommandations d’un petit livre trouvé dans le chariot, et les moyens du bord. Mais une fois qu’ils sont repartis, le désert se fait abstrait. Nulle rencontre, nul danger spécifique (seules certaines zones, comme celle du lac salé, sont plus dangereuses que d’autre sans changer de nature), un trajet obstiné de la part des trois hommes : il s’agit d’une marche toute mentale et non d’un film d’aventures.
Ce petit coin de nature est le cadre idéal pour signaler le travail des acteurs : le ressort essentiel du film étant la soif, Pedro Armendariz (qui dissimule au premier abord la complexité de son personnage sous les habits de l’histrion mexicain de service), Harry Carey jr. qui faisait ses grands débuts dans ce film dédié à la mémoire de son père (1) et rend crédible la conversion de son personnage, enfin John Wayne, comme toujours exceptionnel devant la caméra de Ford, rendent tous trois admirablement l’affaiblissement physique de leurs personnages. Wayne, qui l’eût cru, se livre dans les dernières séquences de la traversée du désert, à un travail chorégraphique digne des meilleures pages de la danse contemporaine. Ford, dont le style est reconnaissable en trois plans à sa façon souveraine d’inscrire les hommes dans un paysage qui les dépasse de toute sa grandeur, mais où ils ont acquis une liberté d’action qui les grandit, était l’homme entre tous qui pouvait rendre inoubliable ce parcours — et de fait, je me rappelais d’une façon étonnamment précise, lorsque je l’ai revu pour préparer le ciné-club, de ce film vu pourtant à l’âge neuf ou dix ans. La tempête de sable, loin des clichés et des facilités, possède une force graphique inouïe qui permet de deviner le vent de l’Esprit derrière les bourrasques du désert mojave.
De plus en plus pénétrés de l’importance de leur mission, les trois hommes se créent une bulle mentale qui leur permet d’avancer, en même temps qu’elle maintient l’ambiguïté entre une lecture strictement miraculeuse de l’histoire, et la possibilité de n’y voir que le dérèglement de trois cerveaux hallucinés par les privations. La force de la situation et du style est telle que le film, qui sacrifie pourtant très peu à l’esthétique sulpicienne, a pu susciter la gêne amusée du public du ciné-club du Mouvement Chrétien des Cadres, qui a perdu l’habitude d’une expression artistique aussi directe de la foi…
La fin du film, qui se fait à nouveau sur un ton comique qui confine à la fantaisie burlesque (et qui n’a pas peu inspiré le Robert Altman de Cookie’s Fortune), révèle en fait une joie conquise sur l’adversité, proposant une nouvelle synthèse entre les thèmes habituels du western (c’est-à-dire la conquête d’un espace et d’un mode de vie) et la parabole évangélique.
(1) Harry Carey était un acteur de western populaire, qui tenait invariablement le rôle principal des moyens-métrages qui constituèrent les premiers essais de Ford. A ce titre il jouait l’un des trois fuyards dans la première version du Fils du désert, Marked men (1919). A l’arrivée du parlant, il devint l’un des acteurs de second plan les plus appréciés de Hollywood, et joue notamment dans Mr. Smith au Sénat (Note du Service de Documentation).
Etienne Mahieux
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : Three Godfathers
Durée : 1h46
Scénario : Laurence Stallings, Frank S. Nugent
D’après une histoire de : Peter B. Kyne
Premier assistant : Wingate Smith
Production : John Ford, Merian C. Cooper
Décors : James Basevi
Photographie : Winton C. Hoch
Son : Joseph I. Kane, Frank Moran
Montage : Jack Murray
Musique : Richard Hageman
- DISTRIBUTION
Pedro Roca Fuerte : Pedro Armendariz
William Kearney, « The Abilene Kid » : Harry Carey, jr.
Pearley « Buck » Sweet : Ward Bond
Connie Lou Sweet : Mae Marsh
La mère : Mildred Natwick
Miss Florie : Jane Darwell
Le juge : Guy Kibbee
Miss Ruby Latham : Dorothy Ford
Curly, l’adjoint du shérif : Hank Worden
Un patrouilleur : Ben Johnson
Un ivrogne : Francis Ford
Le pianiste du saloon : Richard Hageman
1 Commentaire
6 juin 2008 à 21:47
Je crois qu'on ne peut pas parler du Fils du désert sans évoquer l'excellent film d'animation de Kon Satoshi : Tokyo Godfathers.
Ce film déjanté met en scène trois SDF - un clochard aigri et désabusé, un travesti ex drag queen et une ado fugueuse -, non pas dans la Pampa mais en plein coeur d'un Tokyo illuminé et grouillant de monde. L'histoire est similaire : un monde hostile, trois solitudes en quête de vivres et de bons soins pour un bébé abandonné...
Un genre de western urbain, décalé tout en restant fidèle au mythe des trois hommes et du couffin... ;o)
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