Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Deux cinéastes mythiques sont morts le 30 juillet 2007. Sur la vie et l’œuvre d’Ingmar Bergman, nous reviendrons bientôt, en mettant à profit les archives du Petit spectateur. Voici en attendant notre hommage à son contemporain Michelangelo Antonioni, l’un des plus importants créateurs de formes du cinéma moderne, inventeur d’une façon radicalement nouvelle d’explorer l’âme humaine.

Né à Ferrare, Michelangelo Antonioni a commencé par mener une vie sans histoires de jeune étudiant à Bologne, puis de journaliste, qui l’amène progressivement au cinéma. Son premier court-métrage, Gens du Pô, aîné de toute une série de courts films documentaires qu’il réalisera pour l’essentiel après la guerre, le situe dans la droite ligne du jeune cinéma italien de l’époque, attentif à la réalité sociale. C’est ainsi qu’il fait ses classes, tout en écrivant des scénarios (notamment celui du Cheikh blanc de Federico Fellini).

Il réalise en 1950 son premier long-métrage, Chronique d’un amour, où brille Lucia Bosè, première exploration de la fragilité des sentiments, au prétexte d’une trame policière lointainement inspirée de La Princesse de Clèves. Car Antonioni travaille encore alors dans le système du cinéma commercial, comme le prouvera, à la fin de la décennie, sa participation incongrue au sauvetage d’un péplum oubliable. Les Vaincus, au réalisme social sans concession, subit les foudres de la censure ; puis Antonioni retrouve Lucia Bosè pour La Dame sans camélia avant d’adapter Cesare Pavese avec Femmes entre elles. Ce début de carrière le fait reconnaître comme un excellent cinéaste très habile à mener une analyse psychologique. Le Cri est une dernière tentative de mêler analyse morale et analyse sociale, puis Antonioni choisit sa voie avec le film qui lui vaut une reconnaissance internationale, ainsi qu’à son interprète Monica Vitti : L’Avventura, prix du jury au Festival de Cannes en 1960. Antonioni y malmène terriblement les conventions narratives : l’héroïne disparaît au milieu du film, et la deuxième partie, consacrée aux réactions du héros face à cette disparition, n’y apporte aucune explication particulière. Antonioni consacre toute son attention au plus impalpable : l’évolution des sentiments, dans un style qui, lui aussi, se dépouille de toute convention. Les plans s’allongent, les visages et les paysages dévorent l’écran, dans l’intention de restituer des états mentaux.

Les films suivants, La Nuit et L’Eclipse, prolongent ce travail. Les humains y sont montrés, dans une perspective essentiellement morale, et qui tourne le dos au point de vue politique qui a dominé le grand cinéma italien durant les quinze années précédentes (1), comme inaptes au bonheur et à l’amour. De cette époque date la plus célèbre des étiquettes collées à Antonioni, « cinéaste de l’incommunicabilité », alors que son propos va probablement plus loin que la simple exploration des rapports amoureux : il propose une vision existentialiste de la condition humaine, ce dont témoignent les ambiances fantastiques de la zone industrielle de Ravenne dans Le Désert rouge, ou la fin délirante de Zabriskie Point, qui utilise l’imagerie pop de l’époque (la musique est de Pink Floyd et de Gratefuld Dead), pour montrer un univers en déréliction. Il faut dire aussi qu’Antonioni sait peupler ses films de figures féminines fascinantes, notamment grâce à sa collaboration avec des actrices comme les Lucia Bosè ou Monica Vitti, déjà citées, qui écrasent de leur présence lumineuse des protagonistes masculins volontairement falots. Blow up, où un photographe agrandit et retouche sans cesse une de ses photos à la recherche de la possible vérité d’un crime, est également un film ouvertement métaphysique (contrairement au remake pataud que De Palma en tirera une quinzaine d’années plus tard). Il marque le début d’une carrière hors de l’Italie.

A partir du début des années 1970, Antonioni revient souvent au documentaire, de long-métrage (La Chine) ou de court-métrage, évoluant de la description sociale à une vision mentale et poétique des endroits qu’il prend comme sujets. Est-ce un hasard si son film de fiction suivant s’appelle Profession : reporter ? Le reportage y est encore une fois intérieur, même si le héros (Jack Nicholson) parcourt l’Afrique. Il y endosse d’ailleurs une fausse identité et part en quête de lui-même. Le dernier plan, très long et très lent travelling passant au travers d’une fenêtre pour faire demi-tour revenir sur Nicholson allongé sur son lit, est un condensé de cette quête, dont l’aboutissement n’est possible que dans la mort.

En 1985, Michelangelo Antonioni a été victime d’un accident cérébral qui l’a laissé à moitié aphasique. On aurait pu craindre une fin de sa carrière. Mais avec un courage exceptionnel, Antonioni a, dans une certaine mesure, pu poursuivre, jusqu’à un âge avancé (son dernier film date de 2004), son activité de cinéaste, avec le concours de son épouse Enrica, et de cinéastes amis, Wim Wenders ou Steven Soderbergh, garantissant la bonne fin des projets les plus coûteux, et lui servant d’intermédiaires sur le plateau.

Reconnaître qu’Antonioni a pu, notamment dans ses dernières années avec Identification d’une femme ou Par-delà les nuages, se laisser égarer par son goût pour l’érotisme, et son absence totale de goût pour la musique — personne n’est parfait — jusqu’à évoquer de façon embarrassante l’esthétique dominante de la publicité, cela ne doit pas empêcher de reconnaître l’importance de son œuvre dans l’évolution esthétique du cinéma. Son influence se fait sentir sur des artistes parfois a priori très éloignés de lui, comme Nanni Moretti, Woody Allen ou Claude Chabrol ; son sens très personnel du rythme n’est évidemment pas sans rapport avec les expériences d’un Hou Hsiao-Hsien, ou de Wong Kar-Waï qui collabora avec lui au film à sketches Eros. L’élégance extrême de son style est souvent pillée et vulgarisée, d’une façon involontairement ironique, par les photographes et cinéastes qui tâchent de nous vendre des objets de luxe, et c’est ainsi que les derniers films de ce très grand cinéaste ont pu ressembler à leur propre caricature, alors que l’artiste demeurait héroïquement fidèle à lui-même.

(1) C’est d’ailleurs à la même période que Fellini ou Visconti se détachent eux aussi du néo-réalisme.

Etienne Mahieux

  • FILMOGRAPHIE (réalisateur)
2004
Le Regard de Michelangelo (court-métrage)
Le Périlleux enchaînement des choses (sketch de Eros)

1997
Sicile (court-métrage)

1996
Par-delà les nuages (coréal. Wim Wenders)

1993
Noto, Mandorli, Vulcano, Stromboli, Carnevale (court-métrage, coréal. Enrica Antonioni)

1989
Kumbha Mela (court-métrage)
Rome (sketch de Douze cinéastes pour douze villes)

1983
Inserto girato a Lisca Bianca (court-métrage TV)

1982
Identification d’une femme

1981
Le Mystère d’Oberwald

1975
Profession : reporter

1972
La Chine

1970
Zabriskie Point

1966
Blow-Up

1965
Le Bout d’essai (sketch de Les Trois visages)

1964
Le Désert rouge

1962
L’Eclipse

1961
La Nuit

1960
L’Avventura

1959
Sous le signe de Rome (coréal. Guido Brignone, Vittorio Musy Glori)

1957
Le Cri

1955
Femmes entre elles

1953
J’essaye le suicide (sketch de L’Amour à la ville)
La Dame sans camélia
Les Vaincus

1950
Chronique d’un amour
La Villa des monstres (court-métrage)
La Funivia del Faloria (court-métrage)

1949
Mensonge amoureux (court-métrage)
Superstition (court-métrage)
Bomarzo (court-métrage)
Sette canne, un vestito (court-métrage)
Ragazze in bianco (court-métrage)

1948
Rome – Montevideo (court-métrage)
Oltre l’oblio (court-métrage)
Propreté urbaine (court-métrage)

1943
Gens du Pô (court-métrage)

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