Raisons d’Etat, de Robert De Niro *
Raisons d’Etat, histoire fictive mais qui s’inscrit dans l’Histoire et dont de nombreux personnages ont des « clefs » dans la réalité, est une fresque qui retrace la vie d’un maître-espion de la CIA dont la maîtrise, justement, peut être mise en doute. C’est aussi un film qui hésite entre diverses directions, divers sujets, et qui est finalement plombé par le sérieux amidonné de ses bonnes intentions.
Le film suit, en flashes-back, le parcours d’Edward Wilson. Brillant diplômé de Yale à la fin des années 1930, il rejoint la confrérie Skull and Bones, sorte de franc-maçonnerie des anciens élèves de cette université. Cette confrérie décide de sa vie, en lui jetant dans les bras Margaret Russell, la fille d’un sénateur, et en le mettant en contact avec des membres du service secret militaire américain, qui l’embauchent et l’envoient à Londres, au milieu de la Seconde guerre mondiale. Ce n’est que le début d’une carrière qui connaît sa phase la plus dramatique en 1961, au moment de l’échec de l’opération de la Baie des Cochons.
La vie privée et la vie professionnelle de Wilson forment l’intrigue du film ; comme la seconde est liée à l’Histoire des Etats-Unis, le programme (un quart de siècle d’Histoire et un drame oedipien) est vaste et justifie, sur le papier, un film de près de trois heures. On a hélas l’impression que Robert De Niro ne parvient pas à choisir entre les divers aspects de son scénario, insiste lourdement sur des histoires au fond peu intéressantes, et passe de façon allusive — en tout cas pour un spectateur européen — sur les implications de nombre d’épisodes.
Par exemple, pourquoi consacrer tant de scènes au fonctionnement et au folklore de la Skull and Bones ? C’est peut-être un fait que le noyau fondateur de la CIA s’y est rencontré, mais comme la fondation elle-même de l’agence n’est pas traitée, et qu’aucun lien n’est établi avec une mentalité ou une idéologie supposées de l’organisation, on nage dans l’anecdote. En revanche, les malheurs familiaux de Wilson, qui ne sont reliés à son métier que dans la dernière heure du film, sont étalés avec une complaisance inutile, d’autant que malgré les efforts d’Angelina Jolie, cette tête-à-claques de Margaret peine à obtenir la compassion d’un spectateur dont la sympathie est acquise à Laura, la jeune étudiante sourde qui est le vrai amour du protagoniste. Or, avant la confrontation finale entre le père et le fils, il ne s’agit au bout du compte que de l’histoire on ne peut plus classique d’un homme qui sacrifie tout à son métier. Si on compare la façon dont De Niro traite ce thème avec celle dont le motif apparaît dans Zodiac, Raisons d’Etat semble marquer des points au début, en développant la situation de façon plus originale, mais David Fincher finit par gagner par K.O. car il a compris que l’effacement de sa famille dans la vie privée du personnage doit aboutir à son effacement du film au delà de ce qui est nécessaire pour inquiéter le spectateur. Ce sens de l’économie dramatique fait totalement défaut à Robert De Niro.
Mais au-delà de ces hésitations, ce qui provoque l’échec artistique du film est sans doute son incurable esprit de sérieux. De Niro traite des sujets importants, il le sait, il le sait trop, il ne veut surtout pas qu’on croie qu’il ne le sait pas. Empli de bonnes intentions et de bons sentiments, il semble craindre de les trahir par une manière trop cavalière. D’où sans doute le symbolisme souvent trop présent, et l’interprétation d’acteurs qui ont l’air perpétuellement accablés par les responsabilités de leurs personnages (sauf certains seconds rôles : De Niro lui-même en général diabétique, Michael Gambon en professeur indigne, Billy Crudup en dandy britannique). On a l’impression que la préparation du film a été centrée sur l’intrigue d’espionnage, et son aspect kafkaïen : décors sans chaleur, costumes de bureaucrate, vertiges d’une intrigue à la Graham Greene ou à la John LeCarré. L’aspect mélodramatique et familial serait alors ressorti au tournage, comme probablement plus gratifiant pour les acteurs, avant d’être confirmé en post-production par un montage et une musique lourds et solennels, qui soulignent sans finesse le côté poignant de chaque situation. Et Damon est beaucoup moins convaincant en père indigne (il est trop juvénile) qu’en gratte-papier dépassé par ses responsabilités.
Seul l’épisode européen (la deuxième grande demi-heure du film) permet à De Niro de révéler son humour rosse, son sens du mystère et de l’incongruité, et rapprochent Raisons d’Etat des meilleurs films d’espionnage — ceux de Huston par exemple — qui ont exploité avec légèreté les résonances métaphysiques d’intrigues rappelant la pensée contemporaine de l’absurde.
Au bout du compte, on ne se moque pas du spectateur, ici, puisqu’on ne se moque de rien ; c’est un travail non seulement soigné, ambitieux, mais où transparaît parfois un amour minutieux et émouvant de la belle ouvrage ; l’ennui vague provoqué par le film permet d’observer par exemple les figurants : chaque silhouette est impeccablement dessinée. De temps en temps, un plan superbe d’observation, un détail adorable, traversent un montage conventionnel. Que manque-t-il donc à Raisons d’Etat ? De l’insolence, et donc que De Niro soit un peu plus confiant en sa propre inspiration. On méditera sur ce sujet en revoyant, par exemple, The Constant Gardener de Fernando Meirelles, où l’intrigue sentimentale et l’intrigue d’espionnage offraient un contrepoint véritablement émouvant.
Pays : Etats-Unis
Durée : 2h47
Date de sortie : 4 juillet 2007
Scénario : Eric Roth
Assistants réalisateur : Ron Ames, H.H. Cooper
Production : Robert De Niro, James G. Robinson, Jane Rosenthal, Francis Ford Coppola
Décors : Jeannine Claudia Oppewall
Photographie : Robert Richardson
Son : Warren Shaw
Montage : Tariq Anwar
Effets visuels : Robert Legato
Musique : Bruce Fowler, Marcelo Zarvos
Margaret « Clover » Russell : Angelina Jolie
Philip Allen : William Hurt
Sam Murach : Alec Baldwin
Laura : Tammy Blanchard
Yuri Modine : John Sessions
Ulysses : Oleg Shtefanko
Edward Wilson jr. : Eddie Redmayne
Ray Brocco : John Turturro
Le professeur Fredericks : Michael Gambon
Arch Cummings : Billy Crudup
Lee Pace : Richard Hayes
Le général Bill Sullivan : Robert De Niro
Hanna Schiller : Martina Gedeck
Le sénateur John Russell : Keir Dullea
Thomas Wilson : Timothy Hutton
Valentin Mironov : Mark Ivanir
Joseph Palmi : Joe Pesci
Le film suit, en flashes-back, le parcours d’Edward Wilson. Brillant diplômé de Yale à la fin des années 1930, il rejoint la confrérie Skull and Bones, sorte de franc-maçonnerie des anciens élèves de cette université. Cette confrérie décide de sa vie, en lui jetant dans les bras Margaret Russell, la fille d’un sénateur, et en le mettant en contact avec des membres du service secret militaire américain, qui l’embauchent et l’envoient à Londres, au milieu de la Seconde guerre mondiale. Ce n’est que le début d’une carrière qui connaît sa phase la plus dramatique en 1961, au moment de l’échec de l’opération de la Baie des Cochons.
La vie privée et la vie professionnelle de Wilson forment l’intrigue du film ; comme la seconde est liée à l’Histoire des Etats-Unis, le programme (un quart de siècle d’Histoire et un drame oedipien) est vaste et justifie, sur le papier, un film de près de trois heures. On a hélas l’impression que Robert De Niro ne parvient pas à choisir entre les divers aspects de son scénario, insiste lourdement sur des histoires au fond peu intéressantes, et passe de façon allusive — en tout cas pour un spectateur européen — sur les implications de nombre d’épisodes.
Par exemple, pourquoi consacrer tant de scènes au fonctionnement et au folklore de la Skull and Bones ? C’est peut-être un fait que le noyau fondateur de la CIA s’y est rencontré, mais comme la fondation elle-même de l’agence n’est pas traitée, et qu’aucun lien n’est établi avec une mentalité ou une idéologie supposées de l’organisation, on nage dans l’anecdote. En revanche, les malheurs familiaux de Wilson, qui ne sont reliés à son métier que dans la dernière heure du film, sont étalés avec une complaisance inutile, d’autant que malgré les efforts d’Angelina Jolie, cette tête-à-claques de Margaret peine à obtenir la compassion d’un spectateur dont la sympathie est acquise à Laura, la jeune étudiante sourde qui est le vrai amour du protagoniste. Or, avant la confrontation finale entre le père et le fils, il ne s’agit au bout du compte que de l’histoire on ne peut plus classique d’un homme qui sacrifie tout à son métier. Si on compare la façon dont De Niro traite ce thème avec celle dont le motif apparaît dans Zodiac, Raisons d’Etat semble marquer des points au début, en développant la situation de façon plus originale, mais David Fincher finit par gagner par K.O. car il a compris que l’effacement de sa famille dans la vie privée du personnage doit aboutir à son effacement du film au delà de ce qui est nécessaire pour inquiéter le spectateur. Ce sens de l’économie dramatique fait totalement défaut à Robert De Niro.
Mais au-delà de ces hésitations, ce qui provoque l’échec artistique du film est sans doute son incurable esprit de sérieux. De Niro traite des sujets importants, il le sait, il le sait trop, il ne veut surtout pas qu’on croie qu’il ne le sait pas. Empli de bonnes intentions et de bons sentiments, il semble craindre de les trahir par une manière trop cavalière. D’où sans doute le symbolisme souvent trop présent, et l’interprétation d’acteurs qui ont l’air perpétuellement accablés par les responsabilités de leurs personnages (sauf certains seconds rôles : De Niro lui-même en général diabétique, Michael Gambon en professeur indigne, Billy Crudup en dandy britannique). On a l’impression que la préparation du film a été centrée sur l’intrigue d’espionnage, et son aspect kafkaïen : décors sans chaleur, costumes de bureaucrate, vertiges d’une intrigue à la Graham Greene ou à la John LeCarré. L’aspect mélodramatique et familial serait alors ressorti au tournage, comme probablement plus gratifiant pour les acteurs, avant d’être confirmé en post-production par un montage et une musique lourds et solennels, qui soulignent sans finesse le côté poignant de chaque situation. Et Damon est beaucoup moins convaincant en père indigne (il est trop juvénile) qu’en gratte-papier dépassé par ses responsabilités.
Seul l’épisode européen (la deuxième grande demi-heure du film) permet à De Niro de révéler son humour rosse, son sens du mystère et de l’incongruité, et rapprochent Raisons d’Etat des meilleurs films d’espionnage — ceux de Huston par exemple — qui ont exploité avec légèreté les résonances métaphysiques d’intrigues rappelant la pensée contemporaine de l’absurde.
Au bout du compte, on ne se moque pas du spectateur, ici, puisqu’on ne se moque de rien ; c’est un travail non seulement soigné, ambitieux, mais où transparaît parfois un amour minutieux et émouvant de la belle ouvrage ; l’ennui vague provoqué par le film permet d’observer par exemple les figurants : chaque silhouette est impeccablement dessinée. De temps en temps, un plan superbe d’observation, un détail adorable, traversent un montage conventionnel. Que manque-t-il donc à Raisons d’Etat ? De l’insolence, et donc que De Niro soit un peu plus confiant en sa propre inspiration. On méditera sur ce sujet en revoyant, par exemple, The Constant Gardener de Fernando Meirelles, où l’intrigue sentimentale et l’intrigue d’espionnage offraient un contrepoint véritablement émouvant.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Pays : Etats-Unis
Durée : 2h47
Date de sortie : 4 juillet 2007
Scénario : Eric Roth
Assistants réalisateur : Ron Ames, H.H. Cooper
Production : Robert De Niro, James G. Robinson, Jane Rosenthal, Francis Ford Coppola
Décors : Jeannine Claudia Oppewall
Photographie : Robert Richardson
Son : Warren Shaw
Montage : Tariq Anwar
Effets visuels : Robert Legato
Musique : Bruce Fowler, Marcelo Zarvos
- DISTRIBUTION
Margaret « Clover » Russell : Angelina Jolie
Philip Allen : William Hurt
Sam Murach : Alec Baldwin
Laura : Tammy Blanchard
Yuri Modine : John Sessions
Ulysses : Oleg Shtefanko
Edward Wilson jr. : Eddie Redmayne
Ray Brocco : John Turturro
Le professeur Fredericks : Michael Gambon
Arch Cummings : Billy Crudup
Lee Pace : Richard Hayes
Le général Bill Sullivan : Robert De Niro
Hanna Schiller : Martina Gedeck
Le sénateur John Russell : Keir Dullea
Thomas Wilson : Timothy Hutton
Valentin Mironov : Mark Ivanir
Joseph Palmi : Joe Pesci
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