Un homme et une femme, de Claude Lelouch (1966) * * * *

C’était un peu un pari de programmer Claude Lelouch à mon ciné-club : peu de cinéastes français ont vu leur ambition artistique récompensée d’autant de froideur, voire de sarcasmes. Pourtant dans chaque film de Lelouch il y a au moins un moment formidable, et il est l’auteur de quelques joyaux, comme ce légendaire Un homme et une femme.

Une femme, Anne Gauthier, scripte de son métier, rejoint tous les week-ends sa fille Françoise, qui est en pension à Deauville. Un homme, Jean-Louis Duroc, coureur automobile, tous les week-ends rejoint, à Deauville, son fils Antoine qui y est en pension. Un jour qu’Anne rate le train qui doit la ramener à Paris, la directrice de la pension demande à Jean-Louis de la raccompagner en voiture. Il accepte bien volontiers.

Intrigue banale, bien entendu, intrigue de roman-photo ou de conte de fées. Le titre est provocateur à cet égard ; dès la première scène, Anne raconte une histoire à sa fille (« Il était une fois… ») et plus tard Jean-Louis parle effectivement de roman-photo. Claude Lelouch, qui proclame volontiers qu’il n’a aucune imagination, assume l’absence d’originalité de l’intrigue. C’est en fait elle qui fait le prix du film : les obstacles rencontrés par Anne et Jean-Louis, les circonstances même de la formation de leur couple, reflètent l’expérience de chacun, comme si Claude Lelouch filmait ses spectateurs. Les deux personnages sont veufs, comme on l’apprendra, ils ont attaqué la trentaine, ils ont des enfants, un métier : le film n’est autre que la conjonction de tous ces facteurs.

On peut toutefois se demander (ce fut le cas lors du débat qui suivit la projection du 24 octobre) pourquoi Lelouch a donné à ses personnages des métiers prestigieux, propres à susciter le rêve, et rapprochant le film du modèle du roman-photo. Il apparaît en voyant le film que le métier de coureur automobile est décrit avec un grand souci de réalisme, des essais au rallye. Lelouch montre les discussions techniques (sans les faire entendre, selon un procédé cher à Hitchcock), les réglages pointilleux, les dures conditions de la course, le danger de mort. Jean-Louis, comme le mari défunt d’Anne, est un homme qui aime le risque, et son métier est une bonne façon de le montrer. Par contre, le travail d’Anne est totalement idéalisé, mais c’est une bonne idée : il est en effet lié à son amour pour son mari cascadeur, blessure qui ne s’est pas encore cicatrisée. L’idéalisation du travail d’Anne représente donc celle qu’elle fait de son propre passé, et qui l’empêche d’être entièrement dans le présent.

Pour le reste, Claude Lelouch convainc sans qu’il y ait besoin de plaidoirie, et tire le meilleur parti de son expérience de caméraman d’actualité. La Palme d’Or inattendue et le succès international d’Un homme et une femme ont fait oublier dans quelles circonstances acrobatiques le film a été tourné, par un jeune homme de vingt-huit ans dont le travail demeurait jusque là confidentiel (les histoires du cinéma divergent sur le nombre de films qu’il avait réalisés auparavant, jusqu’à ce qu’imdb mette tout le monde d’accord !), et qui venait de se ruiner en détruisant le négatif des Grands moments (1965), qui l’avait cruellement déçu.

C’est en tournant Un homme et une femme avec une équipe extrêmement réduite et des pellicules dépareillées, en tenant lui-même la caméra dans des conditions proches du documentaire (nous voyons ici les véritables 24 heures du Mans et l’authentique rallye de Monte-Carlo), que Claude Lelouch a commencé à mettre au point ses méthodes de tournage dans ce qu’elles ont de plus original, poussant à l’extrême les expériences de la Nouvelle Vague sur l’improvisation, ou l’usage de décors réels. Le film y gagne une fraîcheur permanente, et une modernité qui ne se dément pas : Lelouch l’a monté selon un principe de coq-à-l’âne permanent qui interdit de deviner à quoi ressemblera la séquence suivante, notamment celles qui mettent en scène Pierre Barouh dans le rôle du mari disparu, et qui sont souvent l’occasion de digressions inattendues (notamment une sorte de scopitone à la gloire de la samba, agaçant comme un cheveu sur la soupe et extraordinairement attachant à la fois). L’alternance du noir et blanc et de la couleur, imposée par les contraintes économiques, est de même toujours signifiante et révèle l’état d’esprit des personnages.

Le résultat est souvent incomparable. Dès les premiers plans le (petit) spectateur est saisi par l’atmosphère hivernale du front de mer de Deauville, sa brume, ses trouées de soleil où les personnages s’avancent frileusement. L’ouverture sur la mer, matérialisée par les navires, rend l’endroit romantique sans que Lelouch trahisse un instant la réalité d’une ville touristique en plein développement (que de grues !) qui étouffe l’ancienne économie liée à la pêche.

Mieux encore : dans ce film largement construit au montage, Lelouch a su choisir les prises signifiantes, celles où arrive quelque chose qui éclaire l’ensemble de l’histoire. Ainsi les deux enfants transis, blottis l’un contre l’autre dans un chalutier, deviennent une métonymie du besoin d’affection qui étreint leurs parents beaucoup plus réservés. Le long plan d’un chien qui court sur la plage, qui fait immédiatement suite aux retrouvailles archi-célèbres d’Anne et Jean-Louis sur la plage (chabadabada…), exprime à la fois leur vitalité retrouvée, et fait rime avec une autre scène où, en regardant un promeneur et son chien sur la digue, les deux héros évoquaient le chat de Giacometti, et la primauté de la vie sur l’art. Ainsi l’image ne garde pas seulement trace du travail de l’opérateur exceptionnel qu’est Lelouch : c’est une mise en scène virtuose qui agence des plans qui semblent sortis d’un film de vacances, où les basculement des vies sont traduits par des changements de mise au point, le contrepoint entre le son et l’image, ou le rythme d’un travelling. Ici, les habituelles théories lelouchiennes sur la vie qui est comme ci et l’art qui est comme ça s’expriment de façon quasi exclusive à travers de rapides allusions et le travail de l’image. A part quelques grandes scènes souvent improvisées, comme celle du restaurant, on est d’ailleurs surpris de la très faible importance du dialogue proprement dit dans ce film (parfois remplacé par le son de la radio, fourni avec gouaille par Gérard Sire).

Au bout du compte, Lelouch fait ce qu’il dit : il monte de nombreux plans auxquels on pourrait trouver à redire d’un strict point de vue technique, mais la vie intense qui se dégage de l’ensemble dépasse totalement ce genre de considérations. Voilà le cinéma de Lelouch à son meilleur, et ce n’est pas peu dire.

Etienne Mahieux


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 1h39
Date de sortie : 27 mai 1966
Scénario : Claude Lelouch, Pierre Uytterhoeven
Assistant réalisateur : Claude Gorsky
Production : Claude Lelouch
Décors : Robert Luchaire
Photographie : Patrice Pouget, Jean Collomb
Cadre : Claude Lelouch
Son : Jean Baronnet, Michel Fano
Montage : Claude Lelouch, Claude Barrois
Paroles des chansons : Pierre Barouh, Vinicius de Moraes
Musique : Francis Lai, Ivan Julien, Maurice Vander, Baden Powell

  • DISTRIBUTION
Anne Gauthier : Anouk Aimée
Jean-Louis Duroc : Jean-Louis Trintignant
Pierre Gauthier : Pierre Barouh
Valérie Duroc : Valérie Lagrange
Antoine Duroc : Antoine Sire
Françoise Gauthier : Souad Amidou
La directrice de l’école : Simone Paris
Le copilote de Jean-Louis : Henri Chemin
La maîtresse de Jean-Louis : Yane Barry
Le garagiste : Paul Le Person
Le commentateur radiophonique : Gérard Sire

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