Two lovers, de James Gray * * *
Ce quatrième film de James Gray, qui suit de très près le troisième, est comme les autres un film noir, mais un film noir sans gangsters, sans armes à feu, sans vengeance, sans violence d’aucune sorte, même si l’on y trouve une femme fatale. C’est dire qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre gens ordinaires. Le sujet le plus important du monde.
Leonard Kraditor, un jeune homme d’une trentaine d’années, vient de revenir à Brooklyn, chez ses parents, dans sa chambre d’adolescent. D’où revient-il, avec ce « trouble bipolaire » qui l’oblige à prendre des cachets quotidiens ? Tout simplement, semble-t-il, d’un chagrin d’amour. Son père, tenancier d’un pressing, songe à vendre son affaire à M. Cohen, qui possède déjà une petite chaîne indépendante de magasins et se montre intéressé. M. Cohen a une fille, Sandra, qui est jeune et charmante, et les quatre parents couvent d’un œil satisfait le rapprochement des deux jeunes gens. Mais Leonard fait la connaissance de sa voisine, Michelle, qui travaille dans un cabinet d’avocats à Manhattan et dont la vie se révèle peu à peu être un tissu de complications.
Au fond, le sujet de Two lovers est extrêmement proche de celui de Match point : un jeune homme pris entre deux femmes, l’une représentant le confort et accessoirement l’ascension sociale, l’autre suscitant la passion. Et James Gray tourne sur les terres qu’il partage avec Woody Allen, et que justement celui-ci avait délaissées pour la vieille Angleterre. Si on ajoute que les personnages sont juifs et sortent assez souvent au restaurant voire à l’opéra… Pourtant les deux films sont très dissemblables et révèlent la personnalité de leurs auteurs.
Ici, tout d’abord, la promotion sociale n’est pas une transgression. Il ne s’agit pas de changer de classe mais, à l’intérieur d’un milieu donné, de rentrer dans une famille plus riche. Il ne s’agit d’ailleurs pas non plus de l’ambition personnelle de Leonard, mais plutôt du vœu bonhomme des deux teinturiers envisageant paisiblement leur succession. De façon générale, nul cynisme et nulle hypocrisie chez ces personnages qui n’ont peut-être pas tous le cœur sur la main, mais qui jouent franc jeu. Simplement des aspirations contraires, voire contradictoires. La situation est plus sombre que chez Woody, mais moins désespérée.
Le style est différent, lui aussi : d’abord pour le moins bon. James Gray rate complètement sa première scène. Le premier plan est basé sur un ralenti extrême et une bande son qui fait résonner chaque pas du personnage comme s’il était seul dans la cathédrale de Chartres, avec un effet… éléphantesque. Ledit personnage se jette à l’eau, avant de se raviser : plans sous-marins, remontée vers la surface, baptême et renaissance… Et si nous faisions connaissance, d’abord ?
Oui, mais dans Scorsese, les symboles et les ralentis, ça fonctionne ?… Oui, mais qui dit Scorsese dit aussi Thelma Schoonmaker, monteuse géniale capable de faire s’envoler le plomb, magicienne qui engendre un magicien et accouche maître Martin de son univers baroque. Ici, pas de Thelma.
Heureusement, la suite, c’est-à-dire la quasi totalité du film, n’a absolument rien à voir : elle est tellement plus sèche et plus incisive ! Lorsqu’un objet abandonné sur la plage menace de se transformer en symbole trop sentimental, une main le ramasse et le rend à sa destination d’accessoire. Le symbole n’est pas annulé, mais pourvu de légèreté. Ce qui est dommage, c’est qu’on a perdu dix minutes à se mettre dans le vrai rythme du film, à guetter la caméra de travers ou le travelling pompeux qui n’arriveront, en fait, jamais.
Comme je l’ai dit, cela vaut vraiment la peine. Le film de James Gray recèle des pépites d’observation tendre, mises en valeur par une mise en scène classique et précise. Ainsi, les manigances de Leonard qui observe discrètement Michelle sur le quai du métro sont rythmées par ses apparitions et disparitions derrière les panneaux d’affichage… L’immeuble est un personnage du film, et le décor est admirablement exploité : contraste entre les cages d’escalier sinistres et l’appartement douillet des Kraditor, cour hitchcockienne où l’on s’observe d’un appartement à l’autre, toits où une petite excroissance sert de chapelle ouverte à tous vents. Face à cet espace labyrinthique, Gray plante le front de mer, espace d’ouverture et de renouvellement. Outre l’effet atmosphérique (on sent presque physiquement la tombée de l’hiver sur New York), la mise en scène débouche sur une subtile expressivité.
Les acteurs sont également remarquables, tous mettant en valeur la sincérité de leurs personnages, y compris Elias Koteas en amant pénible de service et Isabella Rossellini en mère juive qui écoute à la porte de la chambre de son fils... Les deux héroïnes sont à fondre, et Vinessa Shaw notamment a bien du mérite à faire croire à la bonne volonté de son personnage, objet de tant de manigances familiales. Joaquin Phoenix excelle dans le registre qu’il abordait déjà dans Le Village, une sorte d’hébétude balourde qui convient parfaitement à ce Leonard à la psyché en désordre, ballotté par les initiatives des deux jeunes femmes, troublé de façon plus bipolaire que jamais. Qui sont les « deux amants » du titre, qui sont peut-être d’ailleurs (grammaticalement) deux amantes, deux façons radicalement opposées de regarder le même homme ? Allez voir pour vous décider, sans vous forcer d’ailleurs à accepter la décision de Leonard. Two lovers est un beau film, qui se prend les pieds dans le tapis pour commencer, mais qui se relève avec superbe, et qui comporte même une scène de boîte de nuit qui n’est pas superflue. Une denrée rare.
Titre original : Two lovers
Durée : 1h50
Date de sortie : 19 novembre 2008
Scénario : James Gray, Ric Menello
Assistant réalisateur : Doug Torres
Production : Donna Gigliotti, James Gray, Anthony Katagas
Décors : Happy Massee
Photographie : Joaquin Baca-Asay
Son : Douglas Murray
Montage : John Axelrad
Supervision musicale : Dana Sano
Michelle Rausch : Gwyneth Paltrow
Sandra Cohen : Vinessa Shaw
Ruth Kraditor : Isabella Rossellini
Ronald Blatt : Elias Koteas
Reuben Kraditor : Moni Moshonov
Mrs. Cohen : Julie Budd
Leonard Kraditor, un jeune homme d’une trentaine d’années, vient de revenir à Brooklyn, chez ses parents, dans sa chambre d’adolescent. D’où revient-il, avec ce « trouble bipolaire » qui l’oblige à prendre des cachets quotidiens ? Tout simplement, semble-t-il, d’un chagrin d’amour. Son père, tenancier d’un pressing, songe à vendre son affaire à M. Cohen, qui possède déjà une petite chaîne indépendante de magasins et se montre intéressé. M. Cohen a une fille, Sandra, qui est jeune et charmante, et les quatre parents couvent d’un œil satisfait le rapprochement des deux jeunes gens. Mais Leonard fait la connaissance de sa voisine, Michelle, qui travaille dans un cabinet d’avocats à Manhattan et dont la vie se révèle peu à peu être un tissu de complications.
Au fond, le sujet de Two lovers est extrêmement proche de celui de Match point : un jeune homme pris entre deux femmes, l’une représentant le confort et accessoirement l’ascension sociale, l’autre suscitant la passion. Et James Gray tourne sur les terres qu’il partage avec Woody Allen, et que justement celui-ci avait délaissées pour la vieille Angleterre. Si on ajoute que les personnages sont juifs et sortent assez souvent au restaurant voire à l’opéra… Pourtant les deux films sont très dissemblables et révèlent la personnalité de leurs auteurs.
Ici, tout d’abord, la promotion sociale n’est pas une transgression. Il ne s’agit pas de changer de classe mais, à l’intérieur d’un milieu donné, de rentrer dans une famille plus riche. Il ne s’agit d’ailleurs pas non plus de l’ambition personnelle de Leonard, mais plutôt du vœu bonhomme des deux teinturiers envisageant paisiblement leur succession. De façon générale, nul cynisme et nulle hypocrisie chez ces personnages qui n’ont peut-être pas tous le cœur sur la main, mais qui jouent franc jeu. Simplement des aspirations contraires, voire contradictoires. La situation est plus sombre que chez Woody, mais moins désespérée.
Le style est différent, lui aussi : d’abord pour le moins bon. James Gray rate complètement sa première scène. Le premier plan est basé sur un ralenti extrême et une bande son qui fait résonner chaque pas du personnage comme s’il était seul dans la cathédrale de Chartres, avec un effet… éléphantesque. Ledit personnage se jette à l’eau, avant de se raviser : plans sous-marins, remontée vers la surface, baptême et renaissance… Et si nous faisions connaissance, d’abord ?
Oui, mais dans Scorsese, les symboles et les ralentis, ça fonctionne ?… Oui, mais qui dit Scorsese dit aussi Thelma Schoonmaker, monteuse géniale capable de faire s’envoler le plomb, magicienne qui engendre un magicien et accouche maître Martin de son univers baroque. Ici, pas de Thelma.
Heureusement, la suite, c’est-à-dire la quasi totalité du film, n’a absolument rien à voir : elle est tellement plus sèche et plus incisive ! Lorsqu’un objet abandonné sur la plage menace de se transformer en symbole trop sentimental, une main le ramasse et le rend à sa destination d’accessoire. Le symbole n’est pas annulé, mais pourvu de légèreté. Ce qui est dommage, c’est qu’on a perdu dix minutes à se mettre dans le vrai rythme du film, à guetter la caméra de travers ou le travelling pompeux qui n’arriveront, en fait, jamais.
Comme je l’ai dit, cela vaut vraiment la peine. Le film de James Gray recèle des pépites d’observation tendre, mises en valeur par une mise en scène classique et précise. Ainsi, les manigances de Leonard qui observe discrètement Michelle sur le quai du métro sont rythmées par ses apparitions et disparitions derrière les panneaux d’affichage… L’immeuble est un personnage du film, et le décor est admirablement exploité : contraste entre les cages d’escalier sinistres et l’appartement douillet des Kraditor, cour hitchcockienne où l’on s’observe d’un appartement à l’autre, toits où une petite excroissance sert de chapelle ouverte à tous vents. Face à cet espace labyrinthique, Gray plante le front de mer, espace d’ouverture et de renouvellement. Outre l’effet atmosphérique (on sent presque physiquement la tombée de l’hiver sur New York), la mise en scène débouche sur une subtile expressivité.
Les acteurs sont également remarquables, tous mettant en valeur la sincérité de leurs personnages, y compris Elias Koteas en amant pénible de service et Isabella Rossellini en mère juive qui écoute à la porte de la chambre de son fils... Les deux héroïnes sont à fondre, et Vinessa Shaw notamment a bien du mérite à faire croire à la bonne volonté de son personnage, objet de tant de manigances familiales. Joaquin Phoenix excelle dans le registre qu’il abordait déjà dans Le Village, une sorte d’hébétude balourde qui convient parfaitement à ce Leonard à la psyché en désordre, ballotté par les initiatives des deux jeunes femmes, troublé de façon plus bipolaire que jamais. Qui sont les « deux amants » du titre, qui sont peut-être d’ailleurs (grammaticalement) deux amantes, deux façons radicalement opposées de regarder le même homme ? Allez voir pour vous décider, sans vous forcer d’ailleurs à accepter la décision de Leonard. Two lovers est un beau film, qui se prend les pieds dans le tapis pour commencer, mais qui se relève avec superbe, et qui comporte même une scène de boîte de nuit qui n’est pas superflue. Une denrée rare.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : Two lovers
Durée : 1h50
Date de sortie : 19 novembre 2008
Scénario : James Gray, Ric Menello
Assistant réalisateur : Doug Torres
Production : Donna Gigliotti, James Gray, Anthony Katagas
Décors : Happy Massee
Photographie : Joaquin Baca-Asay
Son : Douglas Murray
Montage : John Axelrad
Supervision musicale : Dana Sano
- DISTRIBUTION
Michelle Rausch : Gwyneth Paltrow
Sandra Cohen : Vinessa Shaw
Ruth Kraditor : Isabella Rossellini
Ronald Blatt : Elias Koteas
Reuben Kraditor : Moni Moshonov
Mrs. Cohen : Julie Budd
4 Commentaires
30 décembre 2008 à 12:24
Tu me ferais presque aimé ce film que je n'ai pas vraiment aimé... :) Très bonne critique!
30 décembre 2008 à 19:42
Non seulement c'est très gentil, mais en plus c'est une superbe définition de ce que devrait être une bonne critique !
Merci, Pauline !
18 janvier 2009 à 13:18
J'ai beaucoup aimé ce film, et comme toi j'ai pensé fortement à Woody Allen, surtout à la fin où l'opéra , qui nous rappelle l'amour fou de Léonard pour Michelle, m'a fait monter les larmes aux yeux.
Par contre, je ne suis pas d'accord avec toi sur le début du film, un suicide loufoque comme notre "bipolaire", qui nous fait parfois sourire...
Pour moi, les two lovers ce sont les deux femmes, l'une qui est aimée, l'autre qui aime, et ceci sans retour...
18 janvier 2009 à 18:13
Possible en effet que le suicide raté soit loufoque, mais j'avoue que comme on ne connaît encore rien du personnage ni de sa situation, l'ironie n'a pas fonctionné avec moi... Rétrospectivement, George44 a peut-être bien raison !
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