Le Village, de M. Night Shyamalan * * * *
C’est avec Le Village qu’un divorce relatif s’est annoncé entre M. Night Shyamalan, jusque là nouveau wonder boy de Hollywood dans la lignée de son modèle Steven Spielberg, et le public, plus interloqué cette fois que fasciné. Il s’agit pourtant sans doute du meilleur film à ce jour du jeune cinéaste, dont l’ambition artistique et philosophique mérite un chapeau bas.
En 1897, un village de Nouvelle-Angleterre vit en autarcie complète dans une clairière. Les bois alentour sont peuplés d’êtres mystérieux et probablement malfaisants, avec lesquels le village a conclu une sorte de paix armée. Il est entouré de miradors d’observation, et ses habitants observent toute une série d’interdits destinés à se concilier les bonnes grâces des êtres en question. Mais la loi de Murphy s’applique ; deux jeunes gens, Lucius Hunt l’obstiné et Noah Percy l’idiot, semblent un peu moins enclins que les autres à accepter sans broncher les explications de leurs aînés.
La volonté de contrôle des Anciens du village sur la vie de la communauté, réelle bien qu’elle prenne la forme de bienveillantes délibérations, s’exprime par le contrôle effectif de Shyamalan sur les moindres recoins de l’écran. L’ouverture du film est éblouissante. Le spectateur est plongé dans l’action medias in res — l’exposition est impossible, et pour cause — et joue à découvrir les unes après les autres les règles de vie du village. Le charme irrésistible de la reconstitution rétro, la palette même des couleurs utilisées ont un rôle narratif précis, que l’on découvrira petit à petit, et indiquent que la narration se confond donc avec la volonté des anciens. Certains plans quasiment dansés par les acteurs sont d’une grâce étonnante. Shyamalan a refusé la facilité du tournage en studio et fait reconstituer le village dans une vraie clairière ; la picturalité de l’image n’en souffre jamais et le film y gagne une sacrée odeur d’humus.
Mais qu’il s’agisse de l’ouverture ludique et légère, ou de la suite plus dramatique et mystérieuse, Shyamalan montre une nouvelle fois son don pour dispenser d’étranges signes, pour brouiller les pistes entre ce qui relève de la nécessité de l’intrigue et ce qui tient du symbole ou de la métaphore : ici les chaises vides qui apparaissent régulièrement à l’écran sont quasiment un appel à la participation du spectateur : qui voudrions-nous asseoir dessus ? Le cinéaste impose courageusement des partis pris contraires aux exigences de Hollywood, y compris des plans généraux, fixes, longs, où les personnages sont de profil, oui. Mais aussi des raccords insolents, et qui font filer l’intrigue comme le vent, comme celui qui résume instantanément le chagrin d’amour de Kitty Walker. Sans jamais se montrer servile, le film évoque irrésistiblement Dreyer. Pas moins. Pour la première fois, Shyamalan prend également le risque de décevoir : l’apparition extrêmement concrète des monstres, qui leur ôte un mystère jusqu’ici savamment orchestré par le jeu sur le hors-champ, est toutefois indispensable, mais… je ne voudrais pas en dire trop…
Hélas il est difficile d’aller au cœur du Village sans en révéler suffisamment pour en gâcher la première vision — heureusement le film en supporte bien plus de deux. Or le film est d’une très grande portée morale et politique. Passé maître dans l’art du retournement de situation final, Shyamalan en réserve ici deux, l’un (le plus inattendu) soigneusement caché derrière l’autre (le plus attendu peut-être). L’impression passagère de fausse fin est donc compensée par la force des toutes dernières séquences. Et l’une des beautés du film est que, loin d’être de simples récompenses pour le spectateur, ces retournements de situation sont porteurs de la signification même de cette histoire en grande partie allégorique. Bien sûr, les êtres qui font peur aux villageois font penser avant tout aux Indiens chassés par les colons anglo-saxons ; mais la fin du film en rapporte la signification politique immédiatement à notre époque. Aussi, comme naguère pour Le Labyrinthe de Pan, vais-je avoir recours aux merveilles de l’informatique. Ceux qui veulent connaître toute mon analyse peuvent sélectionner les passages apparemment vides qui suivent ; les autres voudront bien descendre jusqu’à la fin de l’article.
[Attention spoiler !]
Si le village s’est arrêté à la fin du dix-neuvième siècle, il ne l’a jamais vraiment connue. C’est au milieu des années 1970 qu’un groupe de personnes révoltées par la violence de la société, dont elles avaient été victimes, elles ou leurs proches, s’est réfugié dans le Village, bâti et isolé du monde extérieur par les soins de la fondation d’Edward Walker, qui a consacré sa fortune à ce projet utopique.
Cet isolement loin du monde extérieur et de la modernité, perçus comme barbares, peut être mis en parallèle avec la politique des néoconservateurs alors représentés à la Maison-Blanche par George W. Bush. Très intelligemment, le film leur fait crédit de la sincérité de leur projet politique : à aucun moment les motivations des fondateurs du village ne sont suspectes. Shyamalan s’est d’ailleurs réservé le rôle d’un des gardiens de la réserve, un intermédiaire entre le village et le monde extérieur, qui ferme les yeux avec indulgence sur un manquement à la règle. Mais c’est à tort que Walker et ses amis ont cru bannir le mal de leur village : la violence morale qu’ils exercent avec les meilleures intentions du monde sur la jeune génération, et la simple nature humaine, ici particulièrement concentrée dans le personnage de Noah l’idiot, rendent le village ni meilleur ni pire que le monde qui l’entoure. Par conséquent son isolement est morbide et néfaste, comme certains personnages viennent à s’en rendre compte dès lors, par exemple, que leur isolement leur interdit d’utiliser des médicaments modernes qui pourraient sauver des vies.
[fin du spoiler]
Le Village est une démonstration de virtuosité stylistique proche de la perfection, qui pourrait même devenir inutilement étouffante si les plans comme le village n’étaient habités par de belles personnes : une distribution prestigieuse mais souvent inattendue, qui permet à de grands acteurs de donner le meilleur d’eux-mêmes ; si Adrien Brody s’est vu confier un rôle payant, William Hurt, dans un rôle central, atteint des sommets de délicatesse. De façon générale, Shyamalan a su tirer le meilleur de ses collaborateurs (la partition de James Newton Howard rachète tant de musiques au kilomètre dont il a affublé tant de films conventionnels), au service d’un projet d’une ambition remarquable, et de son propre talent, qui est immense.
Titre original : The Village
Durée : 1h48
Date de sortie : 18 août 2004
Scénario : M. Night Shyamalan
Assistant réalisateur : John Rusk
Production : Scott Rudin, Sam Mercer, M. Night Shyamalan
Distribution des rôles : Douglas Aibel
Décors : Tom Foden
Costumes : Ann Roth
Photographie : Roger Deakins
Son : Steve Boeddeker, Frank Eulner
Montage : Christopher Tellefsen
Effet spéciaux : Steve Cremin
Effets visuels : Eric Brevig
Musique : James Newton Howard
Lucius Hunt : Joaquin Phoenix
Noah Percy : Adrien Brody
Edward Walker : William Hurt
Alice Hunt : Sigourney Weaver
Kitty Walker : Judy Greer
August Nicholson : Brendan Gleeson
Mrs. Clack : Cherry Jones
Finton Coin : Michael Pitt
Jamison : Jesse Eisenberg
Le vigile qui lit le journal : M. Night Shyamalan
En 1897, un village de Nouvelle-Angleterre vit en autarcie complète dans une clairière. Les bois alentour sont peuplés d’êtres mystérieux et probablement malfaisants, avec lesquels le village a conclu une sorte de paix armée. Il est entouré de miradors d’observation, et ses habitants observent toute une série d’interdits destinés à se concilier les bonnes grâces des êtres en question. Mais la loi de Murphy s’applique ; deux jeunes gens, Lucius Hunt l’obstiné et Noah Percy l’idiot, semblent un peu moins enclins que les autres à accepter sans broncher les explications de leurs aînés.
La volonté de contrôle des Anciens du village sur la vie de la communauté, réelle bien qu’elle prenne la forme de bienveillantes délibérations, s’exprime par le contrôle effectif de Shyamalan sur les moindres recoins de l’écran. L’ouverture du film est éblouissante. Le spectateur est plongé dans l’action medias in res — l’exposition est impossible, et pour cause — et joue à découvrir les unes après les autres les règles de vie du village. Le charme irrésistible de la reconstitution rétro, la palette même des couleurs utilisées ont un rôle narratif précis, que l’on découvrira petit à petit, et indiquent que la narration se confond donc avec la volonté des anciens. Certains plans quasiment dansés par les acteurs sont d’une grâce étonnante. Shyamalan a refusé la facilité du tournage en studio et fait reconstituer le village dans une vraie clairière ; la picturalité de l’image n’en souffre jamais et le film y gagne une sacrée odeur d’humus.
Mais qu’il s’agisse de l’ouverture ludique et légère, ou de la suite plus dramatique et mystérieuse, Shyamalan montre une nouvelle fois son don pour dispenser d’étranges signes, pour brouiller les pistes entre ce qui relève de la nécessité de l’intrigue et ce qui tient du symbole ou de la métaphore : ici les chaises vides qui apparaissent régulièrement à l’écran sont quasiment un appel à la participation du spectateur : qui voudrions-nous asseoir dessus ? Le cinéaste impose courageusement des partis pris contraires aux exigences de Hollywood, y compris des plans généraux, fixes, longs, où les personnages sont de profil, oui. Mais aussi des raccords insolents, et qui font filer l’intrigue comme le vent, comme celui qui résume instantanément le chagrin d’amour de Kitty Walker. Sans jamais se montrer servile, le film évoque irrésistiblement Dreyer. Pas moins. Pour la première fois, Shyamalan prend également le risque de décevoir : l’apparition extrêmement concrète des monstres, qui leur ôte un mystère jusqu’ici savamment orchestré par le jeu sur le hors-champ, est toutefois indispensable, mais… je ne voudrais pas en dire trop…
Hélas il est difficile d’aller au cœur du Village sans en révéler suffisamment pour en gâcher la première vision — heureusement le film en supporte bien plus de deux. Or le film est d’une très grande portée morale et politique. Passé maître dans l’art du retournement de situation final, Shyamalan en réserve ici deux, l’un (le plus inattendu) soigneusement caché derrière l’autre (le plus attendu peut-être). L’impression passagère de fausse fin est donc compensée par la force des toutes dernières séquences. Et l’une des beautés du film est que, loin d’être de simples récompenses pour le spectateur, ces retournements de situation sont porteurs de la signification même de cette histoire en grande partie allégorique. Bien sûr, les êtres qui font peur aux villageois font penser avant tout aux Indiens chassés par les colons anglo-saxons ; mais la fin du film en rapporte la signification politique immédiatement à notre époque. Aussi, comme naguère pour Le Labyrinthe de Pan, vais-je avoir recours aux merveilles de l’informatique. Ceux qui veulent connaître toute mon analyse peuvent sélectionner les passages apparemment vides qui suivent ; les autres voudront bien descendre jusqu’à la fin de l’article.
[Attention spoiler !]
Si le village s’est arrêté à la fin du dix-neuvième siècle, il ne l’a jamais vraiment connue. C’est au milieu des années 1970 qu’un groupe de personnes révoltées par la violence de la société, dont elles avaient été victimes, elles ou leurs proches, s’est réfugié dans le Village, bâti et isolé du monde extérieur par les soins de la fondation d’Edward Walker, qui a consacré sa fortune à ce projet utopique.
Cet isolement loin du monde extérieur et de la modernité, perçus comme barbares, peut être mis en parallèle avec la politique des néoconservateurs alors représentés à la Maison-Blanche par George W. Bush. Très intelligemment, le film leur fait crédit de la sincérité de leur projet politique : à aucun moment les motivations des fondateurs du village ne sont suspectes. Shyamalan s’est d’ailleurs réservé le rôle d’un des gardiens de la réserve, un intermédiaire entre le village et le monde extérieur, qui ferme les yeux avec indulgence sur un manquement à la règle. Mais c’est à tort que Walker et ses amis ont cru bannir le mal de leur village : la violence morale qu’ils exercent avec les meilleures intentions du monde sur la jeune génération, et la simple nature humaine, ici particulièrement concentrée dans le personnage de Noah l’idiot, rendent le village ni meilleur ni pire que le monde qui l’entoure. Par conséquent son isolement est morbide et néfaste, comme certains personnages viennent à s’en rendre compte dès lors, par exemple, que leur isolement leur interdit d’utiliser des médicaments modernes qui pourraient sauver des vies.
[fin du spoiler]
Le Village est une démonstration de virtuosité stylistique proche de la perfection, qui pourrait même devenir inutilement étouffante si les plans comme le village n’étaient habités par de belles personnes : une distribution prestigieuse mais souvent inattendue, qui permet à de grands acteurs de donner le meilleur d’eux-mêmes ; si Adrien Brody s’est vu confier un rôle payant, William Hurt, dans un rôle central, atteint des sommets de délicatesse. De façon générale, Shyamalan a su tirer le meilleur de ses collaborateurs (la partition de James Newton Howard rachète tant de musiques au kilomètre dont il a affublé tant de films conventionnels), au service d’un projet d’une ambition remarquable, et de son propre talent, qui est immense.
Etienne Mahieux
- BANDE ANNONCE
- FICHE TECHNIQUE
Titre original : The Village
Durée : 1h48
Date de sortie : 18 août 2004
Scénario : M. Night Shyamalan
Assistant réalisateur : John Rusk
Production : Scott Rudin, Sam Mercer, M. Night Shyamalan
Distribution des rôles : Douglas Aibel
Décors : Tom Foden
Costumes : Ann Roth
Photographie : Roger Deakins
Son : Steve Boeddeker, Frank Eulner
Montage : Christopher Tellefsen
Effet spéciaux : Steve Cremin
Effets visuels : Eric Brevig
Musique : James Newton Howard
- DISTRIBUTION
Lucius Hunt : Joaquin Phoenix
Noah Percy : Adrien Brody
Edward Walker : William Hurt
Alice Hunt : Sigourney Weaver
Kitty Walker : Judy Greer
August Nicholson : Brendan Gleeson
Mrs. Clack : Cherry Jones
Finton Coin : Michael Pitt
Jamison : Jesse Eisenberg
Le vigile qui lit le journal : M. Night Shyamalan
1 Commentaire
7 juin 2013 à 18:58
Thanks for sharing your thoughts about maldene. Regards
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