Petit panorama des Contes des quatre saisons
La série des Conte des Quatre Saisons, entamée en 1990 avec Conte de Printemps, et entrecoupée de quelques films d’école buissonnière, est désormais achevée — occasion de réaliser dessus un petit panorama et de se demander ce qui relie entre eux ces quatre films, outre leur exceptionnelle qualité, et le petit jeu des saisons...
Je considère que le cycle des Quatre Saisons est une défense et illustration de l’amour-fidélité (tel que le définit Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident) : une vision chrétienne de l’amour centrée évidemment sur la question du mariage. C’était déjà, on s’en rappelle, le thème de Ma Nuit chez Maud, que les Quatre Saisons amènent à des proportions épiques — une épopée des mots et des sentiments...
Rappelons que Rougemont tente de dégager la spécificité de notre conception occidentale de l’amour et en arrive aux conclusions suivantes (je résume sans discuter : ce qui est important est que ce soit manifestement la position de Rohmer) : nous ne cessons de balancer entre deux pôles, l’amour-passion et l’amour-fidélité. L’amour-passion (éros) est un mythe, celui de Tristan et Iseut, celui de l’aliénation, non à l’autre, mais à une certaine idée de l’amour comme sentiment pur et violent, qui conduit à l’idéalisation de l’être aimé, et ne se conçoit que face aux difficultés (et notamment dans le cadre d’un adultère) : c’est le mythe de Tristan et Iseut, qui se clôt dans la mort : l’amour-passion est éphémère et morbide. A l’opposé, l’amour-fidélité est l’idéal chrétien du mariage : le choix lucide et tout aussi fou quand on y songe de partager sa vie avec quelqu’un, tel qu’il ou elle est, défauts compris, choix constructif et non aliénant, choix également de la vie. C’est un acte (aimer) opposé à un état (être amoureux). Il participe à l’amour fraternel prôné par l’Evangile (agapè). Quant à la libido, Rougemont la conçoit comme l’autre face de l’amour-passion (éros), non sublimé et, dans le cas de Don Juan, accéléré. Rougemont précise qu’il ne saurait être question pour lui de juger l’un de ces deux amours au tribunal de l’autre, qu’il les juge égaux en noblesse et en profondeur, et que notre vie est un perpétuel balancement entre les deux, et une tentative dialectique de les concilier. Telle n’est pas tout à fait la position de Rohmer, qui dans les Contes des Quatre Saisons conte (en prenant bien garde d’étudier les films dans l’ordre de leur réalisation, et non dans celui, de toutes façons cyclique, de leur météorologie) le triomphe de l’amour-fidélité.
En apparence Conte de Printemps n’a rien à voir avec cette histoire. Il s’agit de la rencontre entre deux jeunes femmes : Jeanne, professeur de philosophie, et sa cadette Natacha, étudiante. Les deux femmes deviennent amies et Natacha prend Jeanne à témoin de sa situation familiale : son père a une petite amie bien plus jeune que lui, que Natacha soupçonne d’avoir subtilisé un bijou de famille. Après avoir mis l’intruse en fuite par son mauvais caractère, Natacha a libéré le terrain pour pouvoir pousser Jeanne dans les bras de son père. Celui-ci se laisserait tenter, mais le coup rate : la machination de Natacha était purement destructrice. Elle ne pouvait pas réussir.
A la suite d’un acte manqué du meilleur tonneau, Félicie, héroïne du Conte d’Hiver (qui, comme celui de Shakespeare, raconte une miraculeuse résurrection) a donné une mauvaise adresse au beau jeune homme qu’elle a rencontré pendant les vacances. Cinq ans plus tard, nantie d’une petite fille qui est l’enfant de cet homme, elle hésite entre deux soupirants qui font avec elle des projets de mariage. Mais Félicie ne l’entend pas de cette oreille. Elle a une foi à déplacer les montagnes et, tout en donnant quelques gages à ses deux amoureux, elle attend patiemment de retrouver son prince charmant. Les montagnes se déplacent : elle le retrouve. Mais au fond, qui est cet homme qu’elle a connu un mois durant voilà cinq ans? A peine se sont-ils retrouvés que Rohmer les abandonne, laissant Félicie fasse aux difficultés de la passion.
Les sentiments du Gaspard de Conte d’Eté sont nettement moins nobles. Amoureux en théorie d’une Léna idéalisée, il se laisse à moitié chavirer dès que passe une belle brune : Gaspard est une parodie de l’homme sujet à la fois à l’amour-passion, et à sa variante charnelle. Il a pour amie et confidente Margot, une étudiante en ethnologie qui s’est imposée à lui pour tenir ce rôle. C’est que Margot est manifestement amoureuse de Gaspard, malgré le prétexte d’un petit ami fantôme, et bien qu’elle lui jette continuellement ses défauts à la figure. Margot s’est choisi un homme, et tant pis si (comme un fruit) il n’est pas tout à fait mûr : Margot s’impose en douceur à Gaspard et se paie le luxe d’attendre, laissant le pauvret au bac de Saint-Malo avec des regrets pour tous bagages... afin de le faire vieillir un peu, comme un vin duquel on attend beaucoup. Avec autant de force que Félicie, l’admirable et lucide Margot amène au premier plan l’amour-fidélité, que les deux Céladon du Conte d’Hiver n’introduisaient que timidement sur l’écran.
Il faut maintenant que l’amour-fidélité qui a pris en main les événements parvienne à sa réalisation. C’est le propos de Conte d’Automne, comme le fait remarquer Olivier Boraz ci-dessus, et comme Rohmer lui-même l’admet avec moult précautions oratoires dans Les Cahiers du Cinéma : Conte d’Automne fête le « triomphe du mariage ». Rohmer dit bien sûr cela comme une remarque tout à fait superflue sur un épiphénomène, mais il faut savoir que cet homme, dans ses interviews est un champion de la dénégation et de l’évitement du sujet. Je prends donc cette remarque comme un aveu.
Donc il faut marier Magali. Deux machinations se mettent en place pour ce faire : celle de Rosine (qui propose comme candidat Etienne, son ex-prof de philo et amant) et celle d’Isabelle (qui s’en va « racoler » un candidat par annonces). La machination de Rosine est vouée à l’échec : ce n’est qu’une répétition de celle de Natacha : coller quelqu’un avec un prof de philo (noter l’importance du prof de philo pour accentuer le parallélisme) dans le seul but, en fait, de mettre un terme à une liaison : Natacha voulait se débarrasser de la petite amie de son père ; Rosine veut carrément se débarrasser d’Etienne, qui tient trop à elle à son goût. Machination destructrice qui ne saurait fonctionner. En revanche, Isabelle pousse l’altruisme (elle se soucie uniquement de la solitude de Magali, qui n’était pour Rosine qu’un motif secondaire) jusqu’au sacrifice : elle renonce au charmant Gérald qu’elle a recruté pour le compte de sa copine, et retourne à son mari. Triomphe du mariage effectivement : car si Gérald et Magali ne sont pas encore mariés à la fin, Rohmer a tout mis en place (à la suite de divers va-et-vient en voiture) pour qu’ils se retrouvent beaucoup plus vite qu’ils ne l’espéraient eux-mêmes. Les musiciens qui font danser les personnages dans la dernière scène peuvent alors chanter : « Je vous souhaite plein beau temps / Bonne route, mes enfants »...On espère juste que ce voeu d’adieu n’est pas, de la part de Rohmer, un testament.
Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur — papier n°72 (novembre 1998)
Les Contes des quatre saisons sont disponibles dans un coffret DVD édité par Les Films du Losange.
Je considère que le cycle des Quatre Saisons est une défense et illustration de l’amour-fidélité (tel que le définit Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident) : une vision chrétienne de l’amour centrée évidemment sur la question du mariage. C’était déjà, on s’en rappelle, le thème de Ma Nuit chez Maud, que les Quatre Saisons amènent à des proportions épiques — une épopée des mots et des sentiments...
Rappelons que Rougemont tente de dégager la spécificité de notre conception occidentale de l’amour et en arrive aux conclusions suivantes (je résume sans discuter : ce qui est important est que ce soit manifestement la position de Rohmer) : nous ne cessons de balancer entre deux pôles, l’amour-passion et l’amour-fidélité. L’amour-passion (éros) est un mythe, celui de Tristan et Iseut, celui de l’aliénation, non à l’autre, mais à une certaine idée de l’amour comme sentiment pur et violent, qui conduit à l’idéalisation de l’être aimé, et ne se conçoit que face aux difficultés (et notamment dans le cadre d’un adultère) : c’est le mythe de Tristan et Iseut, qui se clôt dans la mort : l’amour-passion est éphémère et morbide. A l’opposé, l’amour-fidélité est l’idéal chrétien du mariage : le choix lucide et tout aussi fou quand on y songe de partager sa vie avec quelqu’un, tel qu’il ou elle est, défauts compris, choix constructif et non aliénant, choix également de la vie. C’est un acte (aimer) opposé à un état (être amoureux). Il participe à l’amour fraternel prôné par l’Evangile (agapè). Quant à la libido, Rougemont la conçoit comme l’autre face de l’amour-passion (éros), non sublimé et, dans le cas de Don Juan, accéléré. Rougemont précise qu’il ne saurait être question pour lui de juger l’un de ces deux amours au tribunal de l’autre, qu’il les juge égaux en noblesse et en profondeur, et que notre vie est un perpétuel balancement entre les deux, et une tentative dialectique de les concilier. Telle n’est pas tout à fait la position de Rohmer, qui dans les Contes des Quatre Saisons conte (en prenant bien garde d’étudier les films dans l’ordre de leur réalisation, et non dans celui, de toutes façons cyclique, de leur météorologie) le triomphe de l’amour-fidélité.
En apparence Conte de Printemps n’a rien à voir avec cette histoire. Il s’agit de la rencontre entre deux jeunes femmes : Jeanne, professeur de philosophie, et sa cadette Natacha, étudiante. Les deux femmes deviennent amies et Natacha prend Jeanne à témoin de sa situation familiale : son père a une petite amie bien plus jeune que lui, que Natacha soupçonne d’avoir subtilisé un bijou de famille. Après avoir mis l’intruse en fuite par son mauvais caractère, Natacha a libéré le terrain pour pouvoir pousser Jeanne dans les bras de son père. Celui-ci se laisserait tenter, mais le coup rate : la machination de Natacha était purement destructrice. Elle ne pouvait pas réussir.
A la suite d’un acte manqué du meilleur tonneau, Félicie, héroïne du Conte d’Hiver (qui, comme celui de Shakespeare, raconte une miraculeuse résurrection) a donné une mauvaise adresse au beau jeune homme qu’elle a rencontré pendant les vacances. Cinq ans plus tard, nantie d’une petite fille qui est l’enfant de cet homme, elle hésite entre deux soupirants qui font avec elle des projets de mariage. Mais Félicie ne l’entend pas de cette oreille. Elle a une foi à déplacer les montagnes et, tout en donnant quelques gages à ses deux amoureux, elle attend patiemment de retrouver son prince charmant. Les montagnes se déplacent : elle le retrouve. Mais au fond, qui est cet homme qu’elle a connu un mois durant voilà cinq ans? A peine se sont-ils retrouvés que Rohmer les abandonne, laissant Félicie fasse aux difficultés de la passion.
Les sentiments du Gaspard de Conte d’Eté sont nettement moins nobles. Amoureux en théorie d’une Léna idéalisée, il se laisse à moitié chavirer dès que passe une belle brune : Gaspard est une parodie de l’homme sujet à la fois à l’amour-passion, et à sa variante charnelle. Il a pour amie et confidente Margot, une étudiante en ethnologie qui s’est imposée à lui pour tenir ce rôle. C’est que Margot est manifestement amoureuse de Gaspard, malgré le prétexte d’un petit ami fantôme, et bien qu’elle lui jette continuellement ses défauts à la figure. Margot s’est choisi un homme, et tant pis si (comme un fruit) il n’est pas tout à fait mûr : Margot s’impose en douceur à Gaspard et se paie le luxe d’attendre, laissant le pauvret au bac de Saint-Malo avec des regrets pour tous bagages... afin de le faire vieillir un peu, comme un vin duquel on attend beaucoup. Avec autant de force que Félicie, l’admirable et lucide Margot amène au premier plan l’amour-fidélité, que les deux Céladon du Conte d’Hiver n’introduisaient que timidement sur l’écran.
Il faut maintenant que l’amour-fidélité qui a pris en main les événements parvienne à sa réalisation. C’est le propos de Conte d’Automne, comme le fait remarquer Olivier Boraz ci-dessus, et comme Rohmer lui-même l’admet avec moult précautions oratoires dans Les Cahiers du Cinéma : Conte d’Automne fête le « triomphe du mariage ». Rohmer dit bien sûr cela comme une remarque tout à fait superflue sur un épiphénomène, mais il faut savoir que cet homme, dans ses interviews est un champion de la dénégation et de l’évitement du sujet. Je prends donc cette remarque comme un aveu.
Donc il faut marier Magali. Deux machinations se mettent en place pour ce faire : celle de Rosine (qui propose comme candidat Etienne, son ex-prof de philo et amant) et celle d’Isabelle (qui s’en va « racoler » un candidat par annonces). La machination de Rosine est vouée à l’échec : ce n’est qu’une répétition de celle de Natacha : coller quelqu’un avec un prof de philo (noter l’importance du prof de philo pour accentuer le parallélisme) dans le seul but, en fait, de mettre un terme à une liaison : Natacha voulait se débarrasser de la petite amie de son père ; Rosine veut carrément se débarrasser d’Etienne, qui tient trop à elle à son goût. Machination destructrice qui ne saurait fonctionner. En revanche, Isabelle pousse l’altruisme (elle se soucie uniquement de la solitude de Magali, qui n’était pour Rosine qu’un motif secondaire) jusqu’au sacrifice : elle renonce au charmant Gérald qu’elle a recruté pour le compte de sa copine, et retourne à son mari. Triomphe du mariage effectivement : car si Gérald et Magali ne sont pas encore mariés à la fin, Rohmer a tout mis en place (à la suite de divers va-et-vient en voiture) pour qu’ils se retrouvent beaucoup plus vite qu’ils ne l’espéraient eux-mêmes. Les musiciens qui font danser les personnages dans la dernière scène peuvent alors chanter : « Je vous souhaite plein beau temps / Bonne route, mes enfants »...On espère juste que ce voeu d’adieu n’est pas, de la part de Rohmer, un testament.
Etienne Mahieux
Cet article a paru pour la première fois dans Le Petit spectateur — papier n°72 (novembre 1998)
Les Contes des quatre saisons sont disponibles dans un coffret DVD édité par Les Films du Losange.
Rubriques :
Eric Rohmer,
Focus
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