Mademoiselle Chambon, de Stéphane Brizé * * * * *

Jusqu’ici je trouvais intéressant le travail de Stéphane Brizé. Prometteur, affûté, pas démago, subtil, tout ce que vous voudrez. Soit j’avais encore un voile devant les yeux, soit il s’est passé quelque chose, mais Mademoiselle Chambon est au-delà de tout ça : c’est le grand film d’un grand cinéaste, celui qu’on n’attendait pas et qui vous renverse. Le roman d’Eric Holder (pour les fans) n’est pas trahi : il est dépassé.

La première scène nous fait faire la connaissance d’une petite famille ordinaire, tranquillement installée dans un coin de nature. Jérémy fait ses exercices de grammaire et bute sur la notion de complément d’objet direct ; ses parents, Jean et Anne-Marie, tâchent de l’aider ; ce n’est pas évident pour eux non plus, ils sont ouvriers, et le manuel est jargonneur ; petit suspense familial. Bientôt, Jean, allant pour une fois chercher son fils à l’école (d’habitude c’est Anne-Marie qui y va, mais elle a un lumbago), fera la connaissance de l’institutrice, Mademoiselle Chambon, qui vaut mieux que son manuel de grammaire. Une sympathie s’établit tout de suite entre le maçon et l’institutrice, qui l’invite à venir parler de son métier entre les enfants. Et de fil en aiguille…

On repère dès le début du film un certain nombre d’éléments de scénario qui ne peuvent pas ne pas évoquer le deuxième film de Brizé, Je ne suis pas là pour être aimé. Outre l’idée centrale d’un amour contrarié et étouffé, on retrouve des situations et des personnages qui l’intéressent, comme le vieux père du héros, ici interprété par un étonnant Jean-Marc Thibault. Que les personnages aient vieilli par rapport au roman de Holder, jusqu’à atteindre cet âge où l’on craint que la jeunesse s’enfuie, est un autre exemple de la manière dont Brizé s’est approprié l’œuvre adaptée. Son scénario (qui est également celui de Florence Vignon) s’avère un modèle de trahison créatrice.

Très vite on oublie toute considération de ce genre, on ne réfléchit plus aux liens entre ce film et l’œuvre antérieure : on n’a plus d’yeux que pour Mademoiselle Chambon. La grâce singulière du film tient au style affiné et affirmé du cinéaste. Le découpage est d’une sobriété remarquable. Les mouvements d’appareil sont naturels et discrets, le montage discret ; en fait, dès que possible, mais sans aller jusqu’à la contrainte ostentatoire, Stéphane Brizé privilégie les plans-séquences fixes. La composition de l’image dans ces cas-là, toujours solide, use de peu d’effets de symétrie, ou de contrastes entre le mouvant et le figé, de sorte que les personnages ne semblent pas enfermés dans le cadre comme c’était le cas dans les précédents films de Brizé — ou comme ici, de manière implacable et pertinente, dans le dernier plan. Au contraire, l’écran large — qui a rarement comme ici été l’espace paradoxal de l’intimité — incite le regard à circuler à l’intérieur de l’image, comme dans les meilleurs tableaux (1). Une affiche discrète dans la cuisine de Véronique Chambon livre d’ailleurs une référence picturale essentielle qui a pu guider Brizé sur cette voie.

De même, lorsqu’il y a surcadrage, les portes, fenêtres et pans de murs qui masquent une partie du champ aboutissent en fait à faire vivre mystérieusement l’espace invisible. Le sommet de cet art brizéen intervient lorsque Jean fixe la porte de la chambre de la charmante enseignante, qui, entrouverte, laisse passer un attirant rayon de lumière.

Alors voilà. Mademoiselle Chambon, c’est un peu aux histoires d’amour (de fiction) ce que Le Grand silence est à la vie monastique, ou les films de Depardon à la vie paysanne. Ce n’est pas un film pour les énervés. Ceux-là ne savent pas ce qu’ils perdent. Car c’est un film merveilleux d’observation, sur l’approche progressive de deux timides scrupuleux. Se parleront-ils ? Que se diront-ils ? Bougeront-ils ? Pour faire quoi ? Qui aura un geste ? C’est l’incroyable suspense de la rencontre amoureuse. C’est l’embarras de personnages qui n’avaient pas prévu ça, au point que parfois ils ne passent pas loin du ridicule absolu ; c’est la vérité de l’ensemble qui les en préserve et donne à leur gaucherie une mystérieuse gravité. C’est le plaisir rare de saisir chaque mouvement, chaque expression de deux acteurs au sommet de leur art. Et bien sûr, c’est universel.

On ne voit pas tout à fait que Jean et Véronique. Le film est meilleur que cela. Mais il est aussi difficile à un élément accessoire ou anecdotique de paraître à l’image qu’à un maçon amoureux de rentrer dans une boîte de nuit VIP le soir où elle est louée par le Président de la République. On voit ce qui a du poids dans la vie des amants, c’est tout. On voit la famille de Jean. On entend la mère de Véronique au téléphone. On rencontre le regard attentif de la directrice de l’école. On voit, en leur temps car tout pittoresque est fui, les paysages provençaux secoués par un mistral homérique. On voit Jean et Anne-Marie au travail, longtemps ; le lumbago de celle-ci est manifestement d’origine professionnelle ; Jean est un artisan doué et consciencieux ; c’est suffisant pour évoquer la condition ouvrière. Il ne s’agit pas de politique (un aspect un peu artificiel dans le roman de Holder), il ne s’agit plus de railler les huissiers de justice comme dans Je ne suis pas là… Jean et Véronique sont amoureux : il n’y a rien de plus important au monde. Le rapprochement entre deux univers, celui de l’ouvrier concentré sur son petit monde, et celui de l’intellectuelle au tempérament artiste, n’est pas le lieu d’un discours sur la lutte des classes ; finement, le film suggère que Véronique Chambon est un peu le canard boiteux de sa famille ; la vedette, c’est sa sœur magistrate ; elle est, déjà, discrètement rejetée chez les humbles. Ainsi la question politique s’efface devant la question affective. C’est peut-être même ce que dit le film sur l’état amoureux : un envahissement du monde par un individu, mystérieux et fascinant, qui en expulse tout le reste.

Enfin, ce qui frappe ici, c’est le silence. Le murmure de la vie quand on se tait ensemble, parfois brisé par le hurlement passionné des arbres sous le mistral. Le début du film est rigoureusement dépourvu de musique ; celle-ci ne s’élève que lorsque Véronique, à la demande de Jean, sort son violon de son étui. Pendant tout le film elle sera celle jouée, écoutée, rappelée par les personnages. C’est peu de dire que l’émotion en est démultipliée : nul besoin d’une heure de partition sur une heure et demie de film pour emballer le (petit) spectateur — sinon pour obtenir le César… Une seule exception : le dernier plan. Ah ! je ne pensais pas écrire cela un jour, mais il ne faut jurer de rien : la chanson de Barbara est de trop. Voilà. C’est dit. J’ai tellement honte que je vais réécouter la dame brune tout de suite, hors contexte. Mais cela ne saurait me gâcher le film. Il est trop beau.

C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

(1) A l’appui, cette analyse d’un blogueur prêtre et amateur de photographie. (Note du service de dialogue interculturel).

Etienne Mahieux

  • BANDE ANNONCE


  • FICHE TECHNIQUE
Pays : France
Durée : 1h41
Date de sortie : 14 octobre 2009
Scénario : Stéphane Brizé, Florence Vignon
D’après le roman de : Eric Holder
Assistant réalisateur : Emile Louis
Production : Miléna Poylo, Gilles Sacuto, Jean-Louis Livi
Distribution des rôles : Brigitte Moidon
Décors : Valérie Saradjian
Costumes : Ann Dunsford
Photographie : Antoine Héberlé
Son : Frédéric de Ravignan, Hervé Guyader, Thierry Delor
Montage : Anne Klotz
Musique : Ange Ghinozzi, Edward Elgar, Barbara

  • DISTRIBUTION
Jean : Vincent Lindon
Véronique Chambon : Sandrine Kiberlain
Anne-Marie : Aure Atika
Jérémy : Arthur Le Houérou
Le père de Jean : Jean-Marc Thibault
Collègue de Jean : Bruno Lochet
Collègue de Jean : Abdallah Moundy
La directrice : Michèle Goddet
Voix de Mme Chambon : Geneviève Mnich

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1 Commentaire

surpris de ce lien... et flatté, ça va de soi.
je l'ai déjà dit, j'aime bcp ce film.
pour ce qui est de la scène finale, on la goûte peut être plus si on a vu la bande annonce avant! (ce qui n'était pas mon cas... ça met à deux le nombre de films abîmés par leur dernière image, sinon, c'était de Lars Von Trier, les cloches de breaking the waves)

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